«Et tout de suite, continuant d'appeler les voix, l'assemblée a unanimement élu et nommé, sous le bon plaisir des prochains états et jusqu'à la tenue d'iceux, le sieur marquis de Buous (Pontevès) en ladite charge de procureur du pays-joint pour la noblesse, au lieu et place dudit sieur le marquis de Maillanne et de la Rousselle.»
Ainsi se termina cette grande affaire, grande seulement pour M. de Grignan et pour madame de Sévigné. L'on voit que l'évêque de Marseille, en cédant à M. de Grignan le champ de bataille, eut encore l'habileté de paraître en triomphateur; car tout se fit par lui, tout parut combiné pour lui procurer l'occasion de donner une nouvelle preuve de son dévouement au roi et de son influence singulière sur le pays de Provence.
Dans le cours des autres délibérations qui suivirent, l'évêque de Marseille eut bien soin de montrer qu'il avait voulu par ce vote aider aux désirs du roi, mais non complaire au gouverneur. Il s'empressa de combattre la proposition qui fut faite d'accorder au comte de Grignan les cinq mille francs de gratification pour l'entretènement de ses gardes qui lui avait été concédée dans les années précédentes. L'évêque de Marseille, en son nom et en celui de l'évêque de Toulon, dit que c'était par la pensée qu'ils avaient eue jusqu'ici que cette proposition n'aurait pas de suite pour l'avenir que, dans les dernières assemblées, ils ne s'étaient point opposés tous deux à ce qui avait été arrêté et délibéré sur ce sujet; mais comme ils s'apercevaient que cette gratification devenait insensiblement une charge et un tribut ordinaire de la province, il ne leur était pas permis de balancer entre des considérations particulières et l'intérêt public; et non-seulement ils s'opposaient à l'adoption de la proposition, mais ils espéraient que le seigneur intendant userait de son autorité pour qu'elle ne fût pas même mise en délibération123.
L'évêque de Marseille motiva cette opinion sur des raisons déjà alléguées dans les années précédentes. Il savait bien qu'elle ne pourrait prévaloir, et il n'était pas même dans ses intentions de faire changer l'avis de l'assemblée sur ce point. On ne l'ignorait pas; mais néanmoins, après que les cinq mille francs eurent été accordés par une délibération spéciale, l'évêque de Marseille et celui de Toulon protestèrent, et déclarèrent qu'ils étaient dans l'intention de se pourvoir vers S. M., «requérant messieurs les procureurs du pays de ne faire aucun mandement avant que ladite opposition soit décidée.»
Cette opposition elle-même était de pure forme, car l'évêque de Marseille ne doutait pas que cette délibération de l'assemblée serait approuvée par le roi comme elle l'avait été dans les années précédentes, et que l'assemblée allait en anéantir l'effet à l'instant même. On arrêta donc que, nonobstant ladite opposition, lesdits procureurs généraux du pays expédieraient leurs mandements124. L'intention des évêques était de conserver le droit et de maintenir le principe.
Cependant l'évêque de Marseille ne voulut pas que son opposition fût une vaine menace, ni rester entièrement étranger à la concession faite au comte de Grignan; il écrivit en cour, et dans la dernière séance de l'assemblée (le 12 janvier 1674) il dit «qu'il venait de recevoir une lettre du petit cachet du roi, datée du 1er de ce mois, par laquelle S. M., pour cette fois seulement et sans conséquence pour l'avenir, désire que l'assemblée accorde à monseigneur le comte de Grignan la somme de cinq mille livres pour la compagnie des gardes, en considération des dépenses qu'il vient de faire à Orange; et S. M. invite l'évêque de Marseille à concourir à cette décision avec ses amis.»—«Et par ainsi l'évêque de Marseille et le seigneur évêque de Toulon ont dit que, pour obéir à la volonté du roi, ils se départent de l'opposition qu'ils ont formée sur la délibération prise pour lesdits cinq mille livres aux termes de ladite lettre de Sa Majesté, pour cette fois seulement et sans conséquence pour l'avenir125.»
Telle fut la fin de cette lutte, et le dernier acte d'autorité de Forbin-Janson en Provence. Il ne tarda pas à être appelé à de plus hautes destinées126. Trois mois après la fin des délibérations de cette assemblée, Louis XIV écrivait à Sobieski, grand maréchal de Pologne, qu'il envoyait pour ambassadeur à la diète polonaise l'évêque de Marseille, dont la capacité lui était connue et dans lequel il désirait qu'il eût autant de confiance qu'en lui-même127.
Forbin-Janson fut encore pendant cinq ou six ans évêque de Marseille; mais, engagé dans des négociations diplomatiques, il n'eut pas plus de part à l'administration de son diocèse qu'à celle de la Provence. Aucun des évêques qui furent successivement nommés procureurs-joints par l'assemblée128 des communautés de la Provence n'eut ses talents, l'énergie de son caractère, son crédit à la cour et sa popularité. Le comte de Grignan fut donc pour toujours débarrassé d'un rival dangereux129. Janson plaisait beaucoup à madame de Sévigné; elle s'était flattée, par l'amitié qu'il lui témoignait, de le réconcilier avec sa fille. Elle écrivait à celle-ci que, si elle venait à Paris, on la verrait avec l'évêque dans le même carrosse130, sollicitant ensemble pour le comte de Grignan. Mais cet espoir ne se réalisa jamais, et madame de Grignan ne put pardonner à Janson sa longue opposition, quoique depuis il eût cessé de se montrer hostile envers elle ou aucun des siens131.
Madame de Sévigné avait eu lieu de craindre qu'il ne parvînt à faire échouer toutes ses démarches en faveur de la nomination du marquis de Buous, et elle avait cherché à persuader à sa fille que la réussite était de peu d'importance pour le lieutenant général gouverneur de Provence; mais quand elle se vit assurée du succès, elle changea de ton. En répondant à madame de Grignan, elle dit132: «Présentement que par votre lettre, qui me donne la vie, nous voyons votre triomphe quasi assuré, je vous avoue franchement que par tout pays c'est la plus jolie chose du monde que d'avoir emporté cette affaire malgré toutes les précautions, les prévenances, les prières, les menaces, les sollicitations, les vanteries de vos ennemis: en vérité cela est délicieux, et fait voir, autant que le siége d'Orange, la considération de M. de Grignan dans toute la Provence.»
On apprend par les lettres de l'archevêque d'Arles à madame de Sévigné que madame de Grignan avait tous les honneurs de la réussite, parce que, contre les conseils de sa mère, contre ceux de l'archevêque, elle avait toujours insisté pour qu'on ne fît aucune concession à l'évêque de Marseille. «L'archevêque, dit madame de Sévigné, est contraint d'avouer que, par l'événement, votre vigueur a mieux valu que sa prudence, et qu'enfin, à votre exemple, il s'est tout à fait jeté dans la bravoure. Cela m'a réjouie133.»
Tout cela s'écrivait avant la nomination du marquis de Buous et lorsqu'on la considérait comme très-probable; mais lorsque madame de Sévigné apprend que cette nomination est faite et a été l'objet d'un vote unanime, sa joie éclate dans toute sa force; et nous sommes instruits depuis combien de temps elle était, ainsi que les Grignan, préoccupée de cette affaire. «Ah! quel succès! quel succès! L'eussions-nous cru