L'empereur, l'Espagne, le Danemark, la Hollande, toute l'Allemagne, hors les ducs de Bavière et de Hanovre, étaient alors ligués contre Louis XIV. Malgré le traité secret conclu avec Charles II en 167070, celui-ci avait été forcé par son parlement de se réunir aux Hollandais et de diriger toutes les forces navales de l'Angleterre contre la France71. A l'insuffisance de ses ressources en hommes et en argent contre une aussi formidable coalition Louis XIV opposa le génie de ses généraux et de ses ministres et son infatigable activité. Il aurait désiré faire consentir l'Espagne à déclarer la neutralité de la Franche-Comté demandée par les Suisses; mais l'Espagne ne le voulut pas. A l'exception de Maestricht et de Grave, Louis XIV avait sagement abandonné ses conquêtes en Hollande; et, en concentrant ses forces, il était parvenu, avec des armées inférieures en nombre, à repousser partout ses ennemis; au nord comme au midi, il avait accru la gloire de ses armes72. Ce qui lui restait de troupes devait être employé à la conquête de la Franche-Comté, à laquelle il voulait marcher en personne73.
Les provinces maritimes, que ne pouvaient protéger suffisamment des escadres trop faibles, étaient livrées aux dangers des incursions désastreuses. Les gouverneurs qui y commandaient, par leur bravoure, leurs talents militaires et leur influence personnelle, pouvaient seuls les défendre contre l'invasion, en faisant un appel au zèle et au patriotisme des nobles pour la défense du pays. Louis XIV le savait, et il mit à profit ce moyen en Guyenne74, en Bretagne et en Normandie. Alors il se vit forcé par la nécessité de donner plus de puissance aux gouverneurs des provinces menacées; mais ce ne pouvait être au point de nuire à sa propre autorité et de détruire l'œuvre de Richelieu, qui avait institué les intendants pour amoindrir le pouvoir des gouverneurs, devenu redoutable pour la couronne. Rouillé, intendant de la Provence, dont madame de Grignan disait «que la justice était sa passion dominante75,» s'accordait assez bien avec le gouverneur et ménageait cette puissante maison de Grignan. Néanmoins, quand le comte de Grignan réclamait des gardes et des accroissements d'attribution ou d'appointements, Rouillé devenait tout naturellement son antagoniste, et, dans l'intérêt de sa charge et de ses propres prérogatives, il s'opposait aux prétentions du lieutenant général gouverneur. C'est pourquoi madame de Sévigné n'avait pu faire consentir cet intendant à favoriser les demandes de son gendre pour ce qui concernait le payement des gardes et des courriers: Rouillé s'était rangé, pour ces questions, du côté de l'évêque de Marseille. Mais il ne se trouvait pas dans les mêmes conditions pour le remplacement du procureur du pays-joint pour la noblesse dans l'assemblée des communautés. Rouillé, homme de robe, quoique ayant le titre de comte de Melay, était de cette caste intermédiaire entre la roture et la haute noblesse, et il avait intérêt à ménager celle-ci dans tout ce qui ne pouvait pas entraver les devoirs dont sa charge l'obligeait de s'acquitter. Lorsqu'il s'agissait de faire donner la préférence à un roturier sur un noble pour une place auparavant occupée par un noble, on espérait que Rouillé se mettrait du parti de M. de Grignan, et non de celui de l'évêque de Marseille. C'est par ce motif que madame de Sévigné s'était empressée de cultiver la société de madame d'Herbigny76, sœur de la femme de l'intendant, alors à Paris. Elle l'avait charmée par son esprit, et était parvenue à la mettre dans le parti de M. de Grignan. Caumartin, ami de madame de Sévigné et de sa fille, avait été gagné sans peine. Il en fut de même du premier président nouvellement nommé, de Marin, «cet homme qui met le bon sens et la raison partout,» dit madame de Sévigné, toujours disposée à louer ceux qui agissent selon ses désirs. Quoique circonvenu et entouré par tant d'influences, Louis XIV n'aurait pas hésité à préférer au protégé de M. de Grignan celui de l'évêque de Marseille. Forbin-Janson avait donné au roi des preuves de son habileté, de sa prudence, de sa discrétion dans des affaires secrètes et intimes qu'il avait l'habitude de traiter avec lui, par lui-même et sans intermédiaire.
Ce roi qu'on a si souvent représenté comme uniquement occupé de sa seule personne et subissant l'influence de ses ministres, de ses maîtresses et de ses serviteurs se mêlait de tout, intervenait dans tout, réglait tout, entrait dans les détails des susceptibilités d'amour-propre et de rang de ses maréchaux et de ses généraux, se livrait à toutes les enquêtes nécessaires pour distribuer de la manière la plus avantageuse les commandements de ses armées et les plus hautes fonctions de l'État77. Dans ses palais, dans sa famille rien ne se faisait sans son ordre direct. Le fier Montausier, voulant transporter le jeune Dauphin confié à ses soins dans une habitation plus salubre et lui donner un confesseur, ne l'osa pas sans avoir été approuvé par le jeune roi, qui lui désigna un prêtre de son choix78. La belle duchesse de Mazarin espérait que, pour la protéger contre son mari, Louis XIV suspendrait l'autorité des lois, et afin de l'y engager elle fit intervenir en vain le roi d'Angleterre, la reine de Portugal et toutes les femmes qui pouvaient exercer quelque influence sur le tout-puissant monarque79.
C'est encore à Louis XIV que sa cousine la duchesse de Toscane s'adressait pour que le grand-duc, qu'elle n'aimait pas et qu'elle voulait quitter, eût plus d'indulgence pour elle et de meilleurs procédés80. Louis XIV avait envoyé à Florence l'évêque de Marseille pour cette négociation confidentielle, et l'évêque n'en rendit compte qu'à lui seul. Louis XIV ne voulait pas mécontenter le prélat relativement aux affaires de Marseille ni être injuste. Avant de se prononcer, il témoigna le désir que l'évêque et M. de Grignan se missent d'accord sur le choix à faire du procureur-joint de la noblesse. Forbin-Janson, plutôt pour complaire au monarque et à ses ministres que par inclination, fit quelques concessions; il promit d'être favorable dans l'assemblée des états à la demande ordinaire de Grignan pour la somme de cinq mille livres de la solde des gardes, et de celle de trois mille livres pour frais de courrier. Madame de Sévigné et bon nombre de ses amis, et même, parmi les Grignan, l'imposant suffrage de l'archevêque d'Arles, étaient pour la conclusion de la paix à ce prix. M. de Grignan se serait volontiers rangé aussi à cette opinion; mais madame de Grignan s'y opposa. Elle abhorrait l'évêque de Marseille, et elle comprenait très-bien que la considération de son mari et l'ascendant du gouverneur sur les nobles de province dépendaient du succès de la lutte engagée contre le prélat. En cela elle voyait juste. Si Forbin-Janson parvenait à faire nommer un homme de son choix, un roturier, c'en était fait de l'autorité dont jouissait le gouverneur, de l'affection que la noblesse avait pour lui et du respect qu'elle lui portait. Madame de Grignan ameuta donc tous ses amis de Provence et tous ceux de Paris et de la cour contre l'évêque de Marseille. Elle le représenta sous les plus noires couleurs; selon elle, c'était un prélat ambitieux, brouillon, hypocrite, ennemi de la noblesse et cherchant à nuire sous les apparences de l'aménité, de la charité et de la justice.
Elle écrivit à ce sujet à sa mère, à d'Hacqueville, à Caumartin, aux Grignan présents à la cour. Elle les persuada tous d'autant plus facilement que l'évêque de Marseille, soit parce que c'était sa conviction, soit parce qu'il était révolté qu'on prêtât à ses actions et à ses paroles des motifs indignes de lui, cherchait à faire croire que Grignan, par paresse et par incapacité, ne s'acquittait qu'avec négligence des fonctions de sa charge. Madame de Grignan poussait le désir d'assurer son triomphe dans l'assemblée des communautés jusqu'à vouloir que le comte de Grignan ne demandât aucune allocation d'argent pour les gardes et le courrier, afin d'ôter à l'évêque de Marseille l'occasion de se populariser en s'y opposant. C'était aussi l'avis de Guitaud, qui s'était rangé du parti de madame de Grignan; et en effet cette manière de procéder se présentait sous une apparence noble et digne. Mais ce n'était pas là le compte de M. de Grignan, qui avec raison pensait que, par l'effet de cette renonciation, il reconnaîtrait en même temps qu'en qualité de lieutenant général