Madame de Sévigné désirait surtout que sa fille vînt elle-même à la cour plaider sa cause. Sans doute le désir de la posséder entrait pour beaucoup dans l'insistance qu'elle mettait à la persuader; mais elle croyait sincèrement que la vue d'une femme si belle, si considérée, qui parlait admirablement le langage des affaires était de nature, dans cette cour galante, à affaiblir l'influence de l'évêque de Marseille et à dissiper tous les nuages qu'il avait répandus sur la réputation du lieutenant général gouverneur. Elle voulait d'ailleurs que M. de Grignan accompagnât sa femme pour mieux contre-balancer par sa présence à la cour celle de Forbin-Janson. Elle pensait que le lieutenant général gouverneur pourrait retourner ensuite en Provence pour la tenue des états, en lui laissant sa fille comme soutien de ses intérêts pendant cet intervalle de temps. Afin de forcer madame de Grignan à suivre ses conseils, madame de Sévigné disait que l'abbé avait décidé qu'il était pressant pour elle de rendre son compte de tutelle à ses enfants, et que, par cette raison, la réunion de son fils et de sa fille à Paris était d'une indispensable nécessité. A ce plan madame de Grignan opposait, avec juste raison, l'énorme accroissement de dépenses qu'occasionnerait au gouverneur de la Provence un voyage à Paris, pour paraître convenablement à la cour. Elle disait que, dans les circonstances critiques où se trouvait le royaume et durant une guerre aussi acharnée, M. de Grignan pourrait difficilement obtenir un congé83; et que, s'il l'obtenait, il serait blâmé d'abandonner les intérêts du roi et du pays pour jouer le rôle de solliciteur à Paris et celui de courtisan à Versailles et à Saint-Germain. En outre, à mesure que l'on approchait le plus de l'époque où devait se réunir l'assemblée des communautés, il était essentiel pour madame de Grignan qu'elle restât en Provence, afin de concilier par elle-même et par ses adhérents, en faveur du parti des Grignan, les suffrages des membres de cette assemblée. Ces raisons étaient excellentes; et madame de Sévigné devait d'autant plus se rendre à leur évidence, que sa fille lui promettait d'aller la rejoindre après la tenue de l'assemblée et lorsque seraient terminées des affaires qui en étaient la suite. Madame de Sévigné aurait ressenti moins de répugnance et de douloureux regrets à reconnaître la vérité des motifs allégués par sa fille, si celle-ci avait montré plus de sympathie pour ses maternelles faiblesses, et si elle n'avait pas blessé son cœur par le pédantisme de ses remontrances et par les bouffées de sa philosophie raisonneuse84.
Par ses lettres madame de Grignan était parvenue à faire partager à sa mère une partie de son aversion85 contre l'évêque de Marseille; et, pour le combattre, madame de Sévigné se mit à l'œuvre avec toute l'activité dont elle était redevable à sa nature vive et passionnée. Sa fille, dont elle admirait, tout en la blâmant, la fierté et la fermeté, la portait à ne négliger aucun moyen pour la réussite d'une affaire où la dignité de son gendre était si fortement engagée; et, plus que jamais, elle mérita le titre que lui donnait le comte de Grignan, qui l'appelait son petit ministre86. Elle agit sur l'esprit du monarque par madame de Montespan87, par Marsillac, la Rochefoucauld88; et sur Colbert par Marin, premier président d'Aix, dont la famille était alliée à celle de ce ministre. Par madame de Coulanges elle aurait pu s'assurer de Louvois; mais madame de Coulanges n'était pas bien alors avec son cousin. Madame de Sévigné dut employer l'archevêque de Reims et le père de Marin89, ainsi que d'autres personnages qui entouraient ce ministre; mais Louvois poussait toujours Louis XIV aux mesures despotiques, et il ne cessait de l'occuper des moyens propres à anéantir ce qui restait encore de franchises aux villes et aux pays d'états. D'ailleurs il suffisait que Pomponne se fût fortement déclaré en faveur de M. de Grignan contre l'évêque de Marseille90 pour que Louvois ne lui fût pas favorable: ce fut beaucoup que d'obtenir qu'il ne lui serait pas contraire91. Malgré le grand nombre de personnes qui s'intéressaient à madame de Sévigné et à sa fille, tant à la cour qu'en Provence, il paraît certain que Louis XIV aurait refusé de s'opposer à ce que l'évêque de Marseille eût la liberté d'user comme il le voulait de sa légitime influence sur l'assemblée des communautés si un événement militaire n'avait pas donné occasion au comte de Grignan de prouver combien la noblesse de Provence lui était attachée, et n'avait pas engagé le roi à adopter l'avis de ses ministres en favorisant la nomination du parent du comte de Grignan. Comme cet événement, trop négligé par nos historiens et honorable pour M. de Grignan, a un intérêt historique, nous allons le faire connaître à nos lecteurs.
CHAPITRE III.
1673-1674
Détails sur la principauté d'Orange.—De ceux qui la possédèrent.—Le comte d'Hona, dernier gouverneur.—Mazarin la fait saisir.—Il fait démolir les fortifications de la ville d'Orange.—Cette principauté est donnée à la comtesse d'Auvergne par Louis XIV, qui ordonne au comte de Grignan de s'en emparer et d'assiéger la citadelle d'Orange.—Bercoffer, gouverneur de cette citadelle, veut se défendre.—Diverses allégations faites à madame de Sévigné, qui craint les résultats de ce siége.—Grignan est suivi de toute la noblesse.—Il attaque la citadelle d'Orange, qui se rend le 12 novembre.—Grignan la fait démolir.—Joie de madame de Sévigné en apprenant la prise de cette citadelle.—Ouverture de l'assemblée des communautés de Provence.—Discours de l'intendant.—Réponse de l'évêque de Marseille.—Don gratuit accordé.—Lutte entre le comte de Grignan et l'évêque de Marseille.—Une lettre de Colbert à l'évêque de Marseille l'oblige de céder.—Le marquis de Buous est nommé procureur du pays-joint.—Les 5,000 livres sont accordées par l'assemblée au comte de Grignan.—Opposition de l'évêque de Marseille et de l'évêque de Toulon à ce vote.—Colbert écrit encore à l'évêque de Marseille, et l'opposition est levée.—Félicitations et réflexions de madame de Sévigné sur ce double triomphe.—Ouverture des états de Bretagne.—Deux membres arrêtés pour avoir fait de l'opposition; ils sont rendus.—On abolit les édits oppresseurs, mais on double les impositions.—Le marquis de Coëtquen reproche à d'Harouis ses richesses et la ruine de la Provence.—La duchesse de Rohan, aïeule de Coëtquen, le rappelle à Paris, et l'entrée des états lui est interdite.—Madame de Sévigné approuve cet acte.—Le duc de Chaulnes repousse les ennemis des côtes de Bretagne.
A quinze lieues de la mer et des côtes de Provence, dans le département qui a reçu le nom poétique de Vaucluse, s'étend, borné par le Rhône à l'ouest, le petit pays dont Orange est la capitale. Il n'a que cinq lieues de long sur quatre de large. Le nombre de ses habitants, au temps de Louis XIV, n'a jamais dû excéder douze mille92, et la ville d'Orange, célèbre par plusieurs conciles, en renfermait plus de la moitié. Placé entre le Languedoc et le comtat Venaissin, la Provence et le Dauphiné, par le grand nombre de monuments et de constructions antiques que le temps a respectés, ce riant canton de la France est comme un fragment de la classique Italie transporté dans la Gaule. Riche par l'industrie de ses habitants, par ses vignes, sa garance, son safran, qui revêt ses plaines d'une teinte violette, il a, depuis les temps les plus reculés, formé un État indépendant. Néanmoins les rois de France le considéraient93 comme un fief de la Provence ou du Dauphiné, et, à titre de dauphins ou de comtes de Provence, ils prétendaient en être les premiers souverains; mais les princes d'Orange ne reconnaissaient pas cette prétention94, et leurs droits étaient depuis longtemps établis par des traités.
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