Peu de temps après son arrivée à Paris, madame de Sévigné vit aussi un grand nombre de personnages, les uns ses amis, les autres qu'elle était habituée à rencontrer dans le monde où elle était répandue. Plusieurs venaient des armées et devaient y retourner promptement; ils étaient attirés, par le retour du roi, à Paris et à Saint-Germain en Laye. C'étaient le prince de Condé, M. le Duc, son fils, la duchesse de Bouillon, le cardinal de Bouillon, la duchesse de Chaulnes, madame de Richelieu, Vivonne, madame de Crussol, la comtesse de Guiche54, madame de Thianges, madame de Monaco, les Noailles, les d'Effiat, les Beuvron-Louvigny, le marquis de Villeroi, Charost et le chevalier de Buous, ce brave marin, cousin germain de M. de Grignan55; puis son excellent ami Corbinelli, et Barillon, et Caumartin, et Guilleragues, dont l'esprit était en possession d'électriser le sien; enfin madame de Marans, dont la sincère conversion et «l'absorbée retraite» lui avaient été annoncées par une lettre de la marquise de Villars, qu'elle reçut à Grignan56.
Cependant la guerre continuait et devait durer encore; mais les rigueurs de l'hiver mettaient quelque relâchement dans les opérations militaires et permettaient qu'on vînt prendre part, pendant de cours intervalles, aux plaisirs de la capitale et à ceux de la cour. Le baron de Sévigné lui-même quitta deux fois l'armée, et vint voir sa mère; mais il fut obligé de s'en séparer au bout de quelques jours et de repartir pour rejoindre son régiment. Madame de Sévigné se montra peu alarmée sur les périls auxquels son fils allait être exposé; elle disait plaisamment: «M. de Turenne est dans l'armée de mon fils, et les Allemands la redoutent.» Elle paraît aussi peu inquiète d'apprendre qu'une amourette arrête le jeune guidon des gendarmes à Sézanne et retarde son arrivée, «attendu, dit-elle, qu'elle sait qu'il ne peut être question de mariage57.»
Aux anciennes et nombreuses connaissances de madame de Sévigné s'en réunirent d'autres d'une date plus récente, qu'elle était obligée d'accueillir avec empressement par intérêt pour sa fille: telle était madame d'Herbigny, sœur de Rouillé, comte de Melai, intendant de Provence58; et Marin, qui venait d'être nommé premier président du parlement d'Aix, homme d'une physionomie agréable, aimable dans le monde, mais despote dans son intérieur, dur envers sa femme et auquel madame de Sévigné nous apprend qu'on avait donné le surnom de cheval Marin59.
De tous les amis que madame de Sévigné eut alors le plus de bonheur à revoir, ce fut le cardinal de Retz; car il aimait et admirait sincèrement dans madame de Grignan, qu'il avait vue naître et grandir, l'union des qualités essentielles que l'on apprécie dans les deux sexes: la beauté, le jugement et le savoir, l'énergie du caractère, l'orgueil du rang, une noble ambition, un esprit capable d'application dans les affaires et un penchant prononcé pour l'étude des plus hautes questions de la philosophie cartésienne, que Retz se plaisait à débattre. Non-seulement il conservait les lettres que madame de Grignan lui écrivait, mais il gardait des copies de celles qu'elle avait écrites à d'autres60. Aussi n'était-ce qu'à lui que madame de Sévigné osait révéler les secrets de toutes ses faiblesses pour sa fille, parce que lui seul savait la plaindre et compatir à ses maternelles douleurs.
Bussy et Forbin-Janson se trouvaient aussi présents à Paris lors du retour de madame de Sévigné; mais ni l'un ni l'autre ne vint la voir. Le premier s'en abstint forcément par des motifs de prudence que nous ferons connaître61; le second ne pouvait, malgré le désir qu'il en avait, se livrer au plaisir qu'il aurait eu d'entretenir un commerce amical avec l'aimable belle-mère du comte de Grignan, puisqu'il était en hostilité ouverte avec ce dernier62. Ceci nous conduit à exposer les faits qui, cette année, marquèrent la lutte que Forbin-Janson eut à soutenir contre le lieutenant général gouverneur de Provence.
Cette lutte, qui se renouvelait tous les ans, fut cette fois plus vive et plus animée63, parce qu'un nouveau sujet de litige avait surgi entre le prélat et M. de Grignan, d'où dépendait l'influence de l'un ou de l'autre sur la Provence. Le marquis de Maillane de la Rousselle, procureur-joint de la noblesse, était mort64; il s'agissait de lui nommer un successeur. L'assemblée des communautés avait de droit la nomination à cette place; mais dans le fait l'assemblée choisissait toujours celui que désignait le gouverneur parmi les hauts dignitaires qui dirigeaient le mieux les délibérations et qu'on supposait le plus accrédité auprès du roi et de ses ministres. M. de Grignan voulait faire nommer son cousin, le marquis Pontever de Buous, frère de cette marquise de Montfuron dont madame de Sévigné était ravie, parce qu'elle était aimable, «et qu'on l'aimait sans balancer65.» L'évêque de Marseille demandait qu'on lui préférât M. de la Barben, qui, l'année précédente, avait, comme courrier et à ses frais, porté au roi les délibérations des états et qui, d'ailleurs, avait été principal consul d'Aix et procureur du pays66.
Cette affaire, qui paraissait si peu importante au milieu des grands événements de la guerre et de la politique, embarrassait cependant Louis XIV et ses ministres. C'est qu'alors on était non-seulement très-préoccupé des dangers qui à l'extérieur menaçaient la France, mais encore attentif aux périls qui surgissaient à l'intérieur par l'effet du mécontentement des populations, accablées d'impôts, et d'une noblesse fière et brave, toujours prête à s'agiter sous le frein qui l'avait domptée. Les provinces maritimes, la Normandie, la Bretagne, la Gascogne67, la Provence, plus exposées aux insultes des flottes ennemies, plus en proie aux intrigues et aux corruptions de l'étranger, étaient surtout assujetties à une active surveillance. C'est pour protéger les côtes de la Provence contre l'Espagne que Louis XIV, dès qu'il eut déclaré la guerre à cette puissance, nomma gouverneur des îles Sainte-Marguerite le comte de Guitaud. Le court séjour que madame de Sévigné fit à Bourbilly et à Époisses avait eu pour résultat un redoublement d'amitié et de confiance entre elle et le comte et la comtesse de Guitaud, dont on s'aperçoit facilement par les lettres qui nous restent de leur correspondance à partir de cette époque. Louis XIV suivait avec attention tout ce qui se passait en Provence, et ne dédaignait pas de chercher à concilier les prétentions rivales de Forbin-Janson et de Grignan. Lorsque Marin, récemment nommé premier président du parlement d'Aix, vint, avant de partir pour prendre possession de sa nouvelle charge,