Le jardinier de la Pompadour. Eugene Demolder. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Eugene Demolder
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066087005
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habile coupe le pédoncule des grappes au bon endroit. Gillot bavarde. Buguet l'écoute d'une oreille. L'air qui passe, chargé de frémissement d'or des coteaux, les tons de turquoise du ciel, le calme du fleuve qui dort son sommeil de grand serpent d'azur, tout le fait songer à ce qui le tourmente. La vision de Mme d'Étioles réapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s'est emparé de Buguet sur la route de Lieusaint et n'a cessé de chanter en lui redouble en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il être plus attirant objet que cette grande dame? Mme d'Étioles paraît au jardinier sortie du plus odorant promenoir d'orangers, d'un cabinet de gardénias. Le garçon se penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand il relève la tête il la sent pleine de gloire: le décor encombré de rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui en parterre de sourires ailés. La Seine devient le fleuve complaisant: elle doit mener Jasmin vers il ne sait quelle cour où Mme d'Étioles trônerait comme la statue d'or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, où chaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner le labyrinthe.

      A onze heures, Jasmin et Gillot descendent; ils rencontrent la tante qui porte un pâté de grives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes reviennent de la cave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le tuf: ils sont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge; Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre comme sous la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil.

      Les vendangeurs s'assoient à l'ombre d'une charrette. La mère Gillot entame le pâté, tandis que Martine distribue les miches.

      —Arrivez, les enfants! crie la soubrette.

      Elle est saisie et dorée par le grand air comme les pains qu'elle tend l'ont été par le four.

      Trois vignerons, deux filles, Tiennette s'avancent pour recevoir leur part. Eustache se roule sur l'herbe en riant et lève ses pieds et ses mollets rougis par le foulage. Chaque flacon que Buguet débouche fait sonner, ainsi qu'un pistolet qu'on décharge, le creux de son goulot. Le bruit attire Euphémin Gourbillon. Il a déjà trinqué avec maint vendangeur et sa figure s'allume, barbouillée du tabac qui tache son casaquin en ratine noire. L'oncle Gillot l'invite et il s'installe.

      Le premier coup de dents se donne avec appétit.

      —Les grives sentent le verjus, dit Gillot.

      —Elles en ont au cul avant que les autres en aient au bec!

      Tiennette interpelle Gourbillon:

      —Comme vous buvez, sacristain! On voit que vous n'êtes pas chez vous!

      —Effrontée! Quand le marquis d'Orangis t'offre de la citronnelle, tu t'en fourres plein le gosier.

      Tiennette éclate de rire.

      —Le marquis d'Orangis! Ah! non! Je n'aime point ses drogues!

      La garcette prend un air malicieux:

      —Je suis trop paysanne, avec mes sabots! M. d'Orangis aime les pieds bien chaussés! Il m'a promis une paire de souliers en me disant qu'il mettrait lui-même les bas.

      —Ta fortune commencerait par le pied!

      —En faisant son chemin elle monterait vite plus haut!

      —Au carrefour où tout passe! conclut Gourbillon.

      —Sale! cria Tiennette.

      Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleil taquinait les cheveux bruns du gars et sa peau aussi appétissante que celle d'un brugnon. Il se carrait, en manches de chemise; son gilet à fleurettes laissait l'aise son cou et ses épaules: la camériste suivait à la dérobée le jeu des muscles sous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage de l'amoureux: la bouche rose, sans pli méchant aux commissures des lèvres, les yeux d'un gris d'acier qui se pailletaient de bleu. Quand Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussi élégant que celui des marquis: un nez fier, aux narines mobiles, un menton ni carré, ni gras, qui rappelait un peu celui des femmes et se trouait d'une fossette. Le jardinier était distrait.

      —Tu n'es point gai, mon fieu, lui dit Gillot, pour un jour de vendange.

       A ton âge, j'embrassais toutes les jeunesses.

      —J'en ai bien envie, mais j'ai peur des rebuffades.

      Jasmin était descendu au repas des Gillot comme d'un ciel: après son rêve où les finesses de sa nature lui avaient suscité des illusions, la réalité lui faisait mal. Il n'accorderait aucune attention aux filles.

      Il rompit le pain avec Martine. Elle avait les mains rougeaudes! Il se rappela qu'il en avait vu de toutes blanches, qui ne semblaient faites que pour porter des lys.

      —Ah! dit la soubrette boudeuse, je n'ai pas de chance d'avoir un galant de ton acabit! Tu ne souffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée?

      —Ce n'est point pour te faire affront, Martine! Le soleil m'entête.

      —Tu es plus chaud quand il gèle? demanda Eustache.

      —J'ai mal à la tête, répéta Jasmin.

      —Il y paraît, appuya Tiennette en prenant parti pour Martine, car pour ne rien trouver à répondre à tes mignoteries, ma bonne, il faut qu'il soit bien mal en train.

      —Le fait est, mon garçon, reprit Eustache, que ça ne te vaut rien de te frotter aux femmes. Te voilà ahuri comme le jour où tu m'as campé là, dans la forêt de Sénart! Tu te souviens?

      Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguée demanda:

      —Qu'est-ce qui s'est passé dans la forêt de Sénart?

      —Une belle dame…

      —Ah!

      —Mme d'Étioles!

      —Oh!

      —Il rougit! Il rougit! Il en tient pour la dame! dit Tiennette.

      —Tais-toi, harpie! cria Jasmin. L'oncle Gillot déjà assoupi tressauta.

      —Allez vous chamailler plus loin que je fasse mon somme!

      —On ne se quitte pas sans boire un dernier coup, dit Gourbillon tendant son gobelet.

      Tous les hommes l'imitèrent; puis les bouteilles vides roulèrent sur l'herbe.

      —Ça prouve, conclut l'ivrogne, que, pour se tenir d'aplomb, il faut être plein.

      Tandis que la mère Gillot remisait les plats, ses convives s'égarèrent, avec les autres vendangeurs, par les sentiers. Garçons et filles, sous prétexte de chercher de l'ombre, se dirigèrent vers les roches. Des grottes y ouvraient leurs gueules bleuâtres dans la blancheur du tuf. Ces cavernes, voilées de vignes vierges et de viornes, se prolongeaient sous terre et disposaient çà et là des cellules qu'éclairait vaguement quelque cheminée naturelle creusée par la pluie.

      Martine eût volontiers entraîné Jasmin de ce côté, promenade habituelle des amoureux. Persiflé par Tiennette, le jardinier avait quitté ses amis. Mais sa promise eut beau le chercher sous les grands noyers dont l'ombre noire s'arrondissait par places dans l'or des vignes, parmi les filles que les caresses des lurons rendaient rougeaudes comme des écuelles de vendanges, ou dans les retraites des grottes. Rien!

      —Qu'as-tu fait de ton amoureux? demanda une voisine.

      La pauvrette avait peine à retenir des sanglots. Où était donc Jasmin? Quelle folie l'avait pris tout d'un coup? D'habitude, il ne se mettait pas en colère pour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine était inquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n'y rencontra que Vincent Ligouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait les sorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur de chaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit: deux grandes dents éclairèrent sa longue figure terminée par une barbe d'étoupe. Il marchait mal d'aplomb: ses jambes de grand faucheux, toujours nues, avaient l'air de vouloir s'emmêler à chaque pas.

      Martine