Le jardinier de la Pompadour. Eugene Demolder. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Eugene Demolder
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066087005
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      Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir les ciroles des grands poiriers.

      La mère Buguet parut:

      —Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui vaille.

      Elle continua:

      —Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent.

      Jasmin murmura:

      —Vous avez raison, ma mère.

      La Buguet reprit:

      —J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est point une engourdie.

      Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille sans les froisser: car «toute blessure est pourriture», il savait cela de naissance.

      Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec son homme, qui «avait parfois des turlutaines». Pensez! Il était le neveu d'un maître d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ça la faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux fleurs des plates-bandes! Tout ça, des idées qui coûtent cher au bout de la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis—ce qui devient rare!—il savait son métier.

      —Bien sûr, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira loin! disaient les gens.

      Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de gaîté! Il réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale. Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on possède un bon métier et qu'on est sûr d'avoir chaque jour sa croûte à rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'œil! Elle espère vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui «veillera au grain».

      Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le sourire clair de ses lèvres retroussées, son visage hâlé, ses yeux bruns et espiègles: tout brille. Sous le corsage de l'enfant qu'elle est encore, les seins de la femme poussent déjà. Aussi un matin qu'elle portait du lait au château, le vieux marquis d'Orangis invita la fillette à partager sa crème au houacaca, laquelle est faite d'une poudre composée de cannelle et d'ambre qui vient du Portugal et réchauffe les sens. Tiennette raconta depuis que le vieillard l'avait embrassée bien fort, le gobelet vidé, puis qu'elle s'était enfuie.

      Aujourd'hui souriante elle aborde la mère Buguet:

      —Vous m'avez fait quérir, la Buguet?

      —Oui, mignonne, il faut que tu nous aides.

      —Bien volontiers.

      Elles se dirigent du côté de Jasmin: juché dans les arbres, un tablier au ventre, il se courbe, se redresse, s'allonge:

      —Ah! te voilà Tiennette!

      Il descend, tient l'échelle. Mais la petite veut grimper à l'arbre sans aide. Jasmin lui prête son dos: il sent à peine sur ses épaules le frôlement des pieds nus: Tiennette est dans les branches:

      —Lance un panier, Jasmin!

      —Attrape!

      Elle s'assied au-dessus du tronc. Ses mollets hâlés passent sous ses courts jupons, polis comme du bronze, et dans les mouvements de la cueillette, insoucieuse du froid, elle montre un genou rond crotté de mousse et le bas de ses cuisses. Un rayon vient dorer l'enfant, éclairer ses dents blanches. Jasmin songe aux divinités enfermées au cœur des arbres et qui n'en sortent que rarement, à ce qu'il a lu dans les livres. Tiennette ainsi perchée, avec sa peau brune contre l'écorce, son regard de feu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil, pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour en goûter les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir des hêtres et des chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branches d'un garie dans la forêt de Sénart. Elle s'avance, brillante et vive, comme si la sève du taillis l'incendiait. Elle a les traits de Mme d'Étioles.

      Un cri d'Etiennette tire Jasmin de sa rêverie.

      —Oh! la grosse pomme!

      L'enfant a l'air de tenir une boule de feu dans ses mains brunes et agite ses pieds nus en signe de plaisir.

      —Elle est presque grosse comme un cœur de cochon, dit Tiennette.

      Elle retourne le fruit et ajoute, sérieuse:

      —Oui, c'est un cœur, un cœur gonflé comme le vôtre, vous qui soupirez tant!

      —Ce n'est pas pour toi, morveuse!

      —Parions que c'est à cause de Martine, jeta avec malice la fûtée.

      —Pas davantage!

      —Qui donc lui met la berlue à l'esprit? Faudra que je devine, se dit

       Tiennette.

      A midi elle s'en alla, inquiète pour son amie Martine.

      —A qui songe Jasmin? Je ne l'ai jamais vu ainsi!

      Perdue dans ses réflexions, elle ne vit point le marquis d'Orangis qui la guignait d'une petite fenêtre de son castel. Il lui faisait des signes avec la main qui venait de fourrer du tabac d'Espagne dans son nez de vieux singe. Il portait une robe de chambre d'homme de qualité et un ancien bonnet de mariage vénitien, couvert d'emblèmes dorés sur fond blanc, et trop large pour sa tête à cette heure sans perruque.

      Le marquis poussa un petit cri. Alors Tiennette s'aperçut de sa présence. Les yeux du vieillard brillaient et les rides de sa figure sèche étaient tirées par un sourire sans dents. Il esquissa deux baisers.

      —Vous allez vous enrhumer, monsieur le marquis, s'écria Tiennette.

      Elle s'enfuit, mais pour passer le ruisseau, sous les yeux du seigneur, elle releva sa cotte, bien que celle-ci fût déjà très courte et qu'il n'y eût qu'un mince filet d'eau.

      Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé le vent; une légère brise déchira les brumes: le soleil se leva dans une claire pureté.

      En ouvrant leurs volets, les paysans se réjouirent. Quelle bonne journée pour la vendange!

      Voilà déjà les filles. Elles chargent les hottes; leurs bonnets de mousseline battent des ailes. Les «jeunesses» crient et chantent. Et les garçons paraissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées. Ils sont joyeux: on dirait que l'«azur», cette fleur délicate qui couvre le raisin, veloute leurs sourires. Une voix s'élève: elle lance une ariette:

      Croyez-vous qu'Amour m'attrape

       De m'avoir ôté Catin?

       Qu'ai-je à faire de la grappe

       Quand j'ai foulé le raisin?

      La chanson vole au-dessus des haies, jusqu'à l'église, et réveille les échos de la Seine endormie.

      Jasmin restait insensible aux rumeurs du village.

      —Tu ne te rends point aux vendanges? lui demanda la Buguet.

      —Je n'en ai guère envie.