Le jardinier de la Pompadour. Eugene Demolder. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Eugene Demolder
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066087005
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seulement les atours! Il y a autre chose en dessous qu'il faut soigner!… Ça te fait rire, jardinier! Tu ne t'assieds pas sur tes laitues quand tu les portes au marché de Corbeil?

      —Eh! J'ai trop souci de ma marchandise!

      —Chacun a souci de la sienne, mon gars! Hue, Bourry!

      Le cheval trottait ferme, excité par les éclats de voix d'Eustache et les coups de fouet. Les jeunes gens atteignirent Nandy, dont la petite église sonna dix heures. Ils traversaient les champs déjà fauchés où les perdrix couraient dans le chaume. Les meules posaient leurs cônes d'or à côté des bosquets d'un vert sombre; une brise légère fit glisser le frisson pâle des feuilles retournées.

      Le village de Lieusaint, où ils arrivèrent bientôt, était encombré. Un air de fête soufflait. Les groupes de paysans allaient, venaient, avec des fermières en coqueluchon noir ou en chapeau de paille; une quêteuse de grand chemin, ses souliers à la ceinture, regardait, l'air ahuri. Un âne chargé d'ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de laitières portant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient été vendre des noisettes au litron.

      Les grenadiers à cheval caracolaient, sous leur bonnet rouge garni de peau d'ourson.

      Ils avaient les sabres au clair; de longs fusils et des épieux battaient leurs cuisses.

      Au fond de la longue, et large route qui, bordée au bourg de fermes et de maisons blanches, pénétrait ensuite dans la forêt, au loin, près du carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.

      Les deux garçons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son cœur. Dans les châteaux où il taillait les charmilles, il avait souvent entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer la présence d'une chose formidable.

      Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entraîna

       Jasmin vers les taillis.

      Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi empêchaient d'approcher du carrefour, «où l'on sert une halte à Sa Majesté», dirent-ils.

      Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance; grâce à lui ils purent approcher.

      —Regardez! dit le domestique.

      Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale.

       Parmi eux, un tout blanc:

      —Le cheval du roi, murmura le valet.

      Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs.

      —Celui de la duchesse de Châteauroux, continua le piqueur.

      Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir: ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode observatoire.

      Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres rôtis et des fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour de nappes jetées sur le sol.

      Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient la main sur leur cœur, ces abandons aimables, tout le charme de cette aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les châteaux de Melun, le ravissent.

      —Que c'est beau! murmure-t-il.

      Eustache lui souffle:

      —Le Roi!

      —Où?

      —Là!

      Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils présentent à Sa Majesté un pâté; elle refuse et bâille.

      Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et la jette au petit épagneul qui se roule à côté de son assiette. Puis il bâille encore et se penche vers la dame installée près de lui.

      —La duchesse de Châteauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris et connaît certaines mœurs de la cour.

      —Ce n'est pas la Reine?

      —C'est la maîtresse du Roi.

      La duchesse a la figure pâle sous le tricorne de chasse et paraît souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues devenir livides.

      —On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier.

      Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il souhaiterait son maître plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'œil franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure.

      Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du côté de Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir.

      L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose dans un phaëton d'azur attelé de deux chevaux blancs. Elle conduisait elle-même. Derrière, un négrillon tenait ouvert un grand parasol.

      A l'approche de la halte, la dame ralentit l'allure de ses chevaux, afin de recueillir les regards de la cour étonnée, où frémit un murmure.

      Ses larges paniers emplissaient la voiture de falbalas. Sa main gauche laissait flotter les rênes; la droite agitait un grand éventail.

      Elle portait un chapeau à la bergère sur ses cheveux poudrés et avait trois mouches si subtilement posées qu'elles brillaient comme des étincelles sur le teint pâle que relevait un rien de fard. La robe échancrée à la gorge montrait la naissance des seins. Tout provoquait dans la belle cochère: la fierté sur son front, la luxure aux fossettes de ses joues et aux coins de ses lèvres. La transparence de ses dentelles carnait d'un diabolique éclat jusqu'à ses perles, tandis que ses yeux armés cherchaient une victime. Son bras avait l'élégance d'un col de cygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sang enflammé des roses de Bengale.

      La dame traversa les groupes des chevau-légers, des grenadiers, des valets; elle excitait la curiosité de tous ces hommes.

      Elle passa devant le roi, s'inclina.

      Jasmin