Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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boucles, à des bottes, à des chemises, le tout, neuf ou vieux, étalé au tas dans une confusion bizarre et criarde de formes et de couleurs.

      —C'est ici, fit Armand.

      Et sur le seuil de la boutique, au moment d'entrer, il ajouta:

      —Le propriétaire de toutes ces défroques est un ancien fermier général.

       Le voilà qui vient vers nous.

      Un petit vieux, propret, turbulent, très affairé, s'avançait à leur rencontre.

      —Qu'y a-t-il pour votre service, mes gentilhommes? demanda-t-il.

      —Nous voudrions un costume élégant pour M. le chevalier, lui dit Armand en désignant son frère, un costume de cour qui lui fasse honneur et profit, sans coûter un gros prix.

      —M. le chevalier est de petite taille, observa le marchand, et je ne sais si nous trouverons… Parbleu, j'ai votre affaire, s'écria-t-il tout à coup, en se frappant le front. C'est la garde-robe des enfants d'un duc, qui me l'a cédée l'an dernier, au moment de partir pour Rome. Il était pressé de se mettre en route, et comme les fonds qu'il attendait n'arrivaient pas, j'ai pourvu aux frais de son voyage. Il m'a laissé ses malles en gage.

      Il s'enfonça dans son magasin, disparut un moment derrière un comptoir chargé de marchandises, et revint bientôt, traînant péniblement un immense coffre en bois à ferrures.

      —Nous devons trouver là-dedans ce qu'il vous faut, dit-il, en l'ouvrant, après s'être essuyé le front.

      Il en tira d'abord toute une toilette de petite fille, une robe en soie rose, une écharpe blanche, en gaze, à paillettes d'or, une guimpe en point de Malines, et enfin une mante en satin, couleur feuille morte, à triple collet, bordée autour du cou d'une fine fourrure de petits gris. Il maniait délicatement ces divers objets et les mit de côté, en faisant remarquer qu'ils avaient appartenu à la fille cadette de M. le duc, une jolie blonde de sept ans.

      —L'âge de Nina, pensa Bernard en jetant un regard de convoitise sur la toilette de la petite duchesse.

      —Voici ce que je cherchais, ajouta triomphalement le marchand.

      Et il présentait à Bernard, en les dépliant devant lui, un habit en soie, couleur chocolat, à boutons en similor, un gilet gris perle en satin, à semis de fleurettes bleues, une culotte de même étoffe et de même nuance, avec les bas assortis, des souliers à boucles et un tricorne à la mode de 1789.

      —Ceci doit vous aller comme un gant. Monsieur le chevalier, et c'est neuf, entièrement neuf. Remarquez qu'aucun de ces vêtements n'a été porté.

      —Le tout est qu'ils soient à ma mesure, objecta Bernard.

      —Nous allons nous en assurer. Venez, mon jeune gentilhomme.

      Le marchand entraînait Bernard dans son arrière-boutique, en priant Armand d'attendre. La transformation fut vite opérée, et le vicomte vit reparaître son frère, vêtu selon son rang, charmant dans sa tenue nouvelle.

      —C'est à croire qu'on l'a fait pour lui, répétait le petit vieux en s'extasiant; oui, c'est à le croire.

      —Et le prix? demanda le vicomte.

      —Pour vous, mon officier, c'est soixante-quinze livres, tout au juste.

      —Je ne marchande pas; voici votre argent.

      Armand jeta trois louis sur le comptoir, et s'adressant à son frère:

      —Filons vite, chevalier, Monsieur fera porter chez nous les vêtements que tu viens de quitter.

      Mais, au lieu d'obéir à son aîné, Bernard interrogeait le marchand, en lui désignant la robe rose, l'écharpe blanche, la guimpe en point de Malines et la mante à triple collet.

      —Combien voulez-vous vendre ceci, Monsieur?

      —Vingt-cinq livres seulement, à cause de la difficulté que j'ai à m'en défaire.

      —Mon frère, continua Bernard en se tournant vers Armand, permettez-moi d'offrir ces parures à une pauvre petite fille avec qui j'ai fait la route de Mayence à Coblentz?

      —Ton amie Nina dont Valleroy m'a parlé? À ton aise, chevalier. Voici un louis de plus, Monsieur le marchand.

      Une pièce d'or alla rejoindre les trois autres. Puis, après que Bernard eut donné l'ordre d'apporter chez le peintre Venceslas Reybach, pour Mlle Nina, les objets qu'il venait d'acheter, les deux frères sortirent pour se rendre au château de Schonbornlust, somptueuse résidence située aux portes de la ville et mise par l'électeur de Trêves à la disposition des princes français.

      Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les maisons s'espaçaient. Ils se trouvèrent bientôt en pleine campagne, sur une route qu'ombrageaient de vieux arbres déjà poudreux de la poussière du jour, et tout au bout de laquelle le château dressait sa masse imposante. Sur cette route, les piétons étaient nombreux, tous des émigrés, à en juger par les costumes des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des officiers. Plus rares étaient les voitures. Cependant, il en passait quelques-unes, antiques et vénérables berlines pour la plupart traînées par de lourds chevaux que conduisaient des cochers à la livrée usée et défraîchie. Parmi ces équipages d'un autre temps, Bernard aperçut un de ces cabriolets, appelés «pots de chambre», qu'ils avaient vus souvent à Paris.

      —Un fiacre de Paris à Coblentz! s'écria-t-il.

      —Nous en avons une douzaine, répondit Armand. Ils ont amené des émigrés, et les cochers, la course faite, ont trouvé plus simple de rester ici que de retourner en France.

      Ainsi, tout était pour Bernard sujet de surprise: des princes français en Allemagne, la noblesse dans l'exil, des gentilshommes vivant du travail de leurs mains, des grands seigneurs et des grandes dames s'en allant à pied par les routes, des fiacres entreprenant des voyages de trois cents lieues, et lui, le chevalier de Malincourt, jeté tout à coup dans cette existence aventureuse et se rendant à l'audience du comte d'Artois, ayant sur le dos des vêtements d'emprunt, la défroque d'un petit duc qui sans doute à cette heure menait la même vie nomade que lui!

      Cependant, il continuait à interroger Armand:

      —Est-ce que tous ces gens se rendent à Schonbornlust, mon frère?

      —Ils vont, comme nous, faire leur cour à nos seigneurs les princes, qui, tous les matins, reçoivent la noblesse.

      —Manifeste-t-elle toujours le même empressement?

      —Aujourd'hui, l'affluence est plus nombreuse que de coutume. Cela tient à ce que la nouvelle s'est répandue que le prince de Nassau est revenu de Saint-Pétersbourg, apportant un million de livres que l'impératrice Catherine offre aux frères du roi de France pour subvenir aux frais de la campagne qui se prépare. Il y a beaucoup de malheureux parmi les émigrés. Ils se hâtent avec l'espoir qu'en arrivant les premiers ils recueilleront quelques gouttes de cette pluie d'or.

      —Mais si on leur distribue le million, objecta Bernard, il ne restera plus rien pour les frais de la campagne?

      Armand regarda son frère, comme s'il eût été frappé par la justesse de cette remarque et surpris de l'entendre sortir de la bouche d'un enfant. Mais il n'y répondit pas.

      Qu'aurait-il pu répondre, sinon que la misère et l'exil sont choses lamentables et compromettent le succès des meilleures causes. Il ne le savait que trop, lui qui, depuis dix-huit mois, avait vu des sommes énormes se fondre entre les mains des princes, absorbées, sans profit pour la cause de la royauté, par l'entretien de leur maison et les pressants besoins des gentilshommes qui formaient leur cour.

      D'ailleurs, on arrivait au château. Deux soldats de la garde des princes se promenaient devant la porte, silencieux, le fusil sur l'épaule. Ils présentèrent les armes au vicomte de Malincourt qui passa, suivi du chevalier.

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