Ces régions paraissaient complètement désertes et, lorsqu'au soir, le soleil se coucha à l'Occident, le radeau semblait immobile, figé au centre d'une circonférence liquide infinie.
Fricoulet, cependant, estima que l'on avait parcouru une cinquantaine de lieues vers le Sud-Est; mais une nouvelle promenade autour de l'îlot lui démontra également que le nombre des enjambées avait diminué de près de cent.
—Fichtre! pensa-t-il, voilà qui devient inquiétant... Si cela continue dans les mêmes proportions, la journée de demain ne s'écoulera pas sans catastrophe.
Et il ajouta avec philosophie:
—Après tout, à quoi bon s'inquiéter? S'il est écrit là-haut que je ne dois point revoir le boulevard Montparnasse et que mes jours doivent se terminer au fond d'un océan martien... j'aurai beau dire et beau faire, il faudra bien que ma destinée s'accomplisse.
Et, sur cette belle pensée, il s'allongea aux côtés de Gontran et de Farenheit qui, accablés de fatigue, ronflaient déjà, insouciants du péril qui les menaçait.
D'ailleurs, n'était-il point sage à eux de mettre en pratique le proverbe d'après lequel «qui dort dîne»; la pénurie du garde-manger leur faisait un devoir de chercher dans le sommeil l'oubli de leurs tiraillements d'estomac.
Ils furent réveillés par un cri que poussa tout à coup Ossipoff.
—Terre! terre!
En un clin d'œil, ils furent sur pied et coururent au vieillard qui se tenait immobile, la lunette braquée sur l'horizon.
L'aube se levait et, au loin, à travers la brume légère qui flottait à la surface des eaux, une ligne grisâtre, indécise, barrait l'horizon.
—Sauvés!... nous sommes sauvés! hurla Farenheit en se jetant dans les bras de Fricoulet.
Celui-ci, peu sensible à l'étreinte formidable de l'Américain, le repoussa rudement, en disant d'un ton de mauvaise humeur:
—Vous me semblez vendre la peau de l'ours avant de l'avoir jeté à terre, mon cher sir Jonathan... la contrée que vous apercevez là-bas et qui ne peut être que le continent de Noachis, se trouve encore à une quarantaine de kilomètres d'ici.
—Et avant que nous ne l'ayons atteint, continua Gontran qui arrivait après s'être livré à un nouvel arpentage, l'îlot sera réduit à sa plus simple expression.
—Combien d'enjambées? demanda Fricoulet.
—Cent vingt-quatre, répondit le jeune comte.
—Et il n'est que cinq heures du matin, murmura l'ingénieur d'un ton accablé.
On absorba une dose de liquide nutritif, la dernière, puis on demeura immobile, figé dans une muette contemplation de cette terre vers laquelle on dérivait avec une désespérante lenteur.
Vers midi, on avait fait une vingtaine de kilomètres et déjà, à l'aide de la lunette d'Ossipoff, on distinguait vaguement la côte basse et déchiquetée du continent tant désiré.
—Il me semble que nous avançons plus rapidement, dit Farenheit.
—Preuve que notre îlot diminue de surface, répondit l'ingénieur.
Maintenant, en effet, les Terriens se trouvaient réunis sur une plate-forme rocailleuse qui ne mesurait pas plus de dix mètres de long sur quatre mètres de large.
—N'y aurait-il aucun moyen d'activer notre marche? demanda M. de Flammermont, une voile par exemple?
—Et avec quoi voudrais-tu fabriquer une voile? dit Fricoulet.
—Avec nos habits, notre linge...
—Il faudrait pouvoir les réunir les uns aux autres; et puis, le sol qui nous porte est encore trop lourd pour pouvoir obéir à l'impulsion du vent.
Farenheit frappa du pied avec fureur.
—Alors... quoi? gronda-t-il, il nous faut mourir, sans rien tenter pour nous sauver.
Et il dressait son poing fermé vers cette terre qui représentait la vie et à laquelle il semblait impossible d'aborder.
Fricoulet, tout à coup, se toucha le front du doigt et dit tout bas en s'adressant à Gontran et à Farenheit:
—J'ai une idée.
Ils s'empressèrent autour de lui.
—Une idée!... une idée qui peut nous sauver? demandèrent-ils.
—Qui peut nous sauver, répondit l'ingénieur avec assurance.
—Laquelle?
—Laissez-moi réfléchir encore... attendez et, lorsque le moment sera venu, je vous ferai part de mon projet.
Trois heures s'écoulèrent encore pendant lesquelles l'Américain mesura l'îlot plus de dix fois.
—Vous savez qu'il diminue toujours, revenait-il dire à Fricoulet.
Celui-ci haussait les épaules et répondait avec calme:
—C'est bon, laissez-le diminuer.
Enfin, vers cinq heures du soir, les Terriens finirent par se trouver serrés, coude à coude, sur une sorte de promontoire en roche grise, de deux mètres carrés tout au plus.
Fricoulet alors se décida à parler.
—Mes amis, dit-il, j'ai pensé à un moyen qui, tout en imprimant à notre radeau une vitesse plus grande, l'allégerait en même temps.
Farenheit ouvrit des yeux énormes et Gontran s'écria:
—Songerais-tu à adapter à notre îlot un moteur de ton invention?
—Précisément.
—Est-ce que?...
Et le jeune comte appuya l'extrémité de son index sur le front de son ami.
L'ingénieur secoua la tête en riant.
—Rassure-toi, répliqua-t-il, je ne suis pas fou.
—En ce cas, explique-toi... en quoi consiste ce moteur?
—Dans nos bras et dans nos jambes.
—Tu perds la tête!
—Non pas: Sir Jonathan, ainsi que nous en avons pu juger maintes fois, est un nageur émérite... moi-même, sans avoir la prétention d'égaler lord Byron, le plus fort nageur du siècle, je me tire d'affaire à mon honneur... Si donc, sir Jonathan n'y voit aucun inconvénient, il va se mettre à l'eau avec moi et tous les deux nous pousserons l'îlot.
—Mais c'est de l'insanité! s'écrièrent ensemble tous les Terriens...
—Une insanité qui diminuera de cinquante pour cent le poids du radeau et qui, par cela seul, augmentera sa rapidité dans les mêmes proportions, sans compter la vitesse que nous pourrons lui imprimer...
Les voyageurs se regardaient, ne sachant à quoi se résoudre.
Voyant leur indécision, Fricoulet s'écria:
—Essayons toujours... la tentative ne nous fera courir aucun risque; quant à sir Jonathan, je crois qu'il se soucie autant que moi de prendre un bain.