Enfin, il y parvint et, peu à peu, le visage pâle de Séléna reprit ses couleurs.
Quant à Farenheit, ses crampes d'estomac étaient telles qu'il se précipita vers Fricoulet dans le but de s'emparer du précieux flacon.
Mais l'ingénieur, qui n'avait dans la délicatesse de l'Américain affamé qu'une médiocre confiance et qui craignait de le voir engloutir d'une seule lampée la nourriture de tous ses compagnons, le repoussa, disant:
—Allons-y doucement, mon cher sir Jonathan, j'ai lu dans des relations de voyage que des malheureux étaient trépassés pour avoir, mourants de faim, absorbé trop gloutonnement la nourriture que leur donnait leur sauveur... Gare aux indigestions.
Farenheit eut un haussement d'épaules formidable et, se saisissant du gobelet que lui tendait l'ingénieur, en fit lestement disparaître le contenu dans son gosier.
Quelques secondes, il demeura immobile, semblant jouir des sensations agréables produites par l'absorption de ce liquide régénérateur; mais soudain, une grimace tordit sa bouche, sa face s'apoplectisa, ses yeux roulèrent désespérément dans leur orbite, et les veines de son cou se gonflèrent sous une poussée de sang.
Ce que Fricoulet avait craint arrivait; la voracité de l'Américain produisait, non une indigestion, mais une mauvaise digestion.
—Marchez un peu, sir Jonathan, lui dit l'ingénieur, cela vous fera du bien.
Gontran prit Fricoulet à part.
—Qu'allons-nous faire, maintenant? demanda-t-il;... tout à l'heure tu as parlé des circonstances favorables qui pouvaient se présenter en quarante-huit heures,... comptes-tu véritablement que nous pouvons sortir d'ici?
Avant de répondre, l'ingénieur porta son index à sa bouche, l'y plongea tout entier et, ainsi humecté, l'éleva au-dessus de sa tête.
—Toujours du Nord, murmura-t-il.
Et son visage exprima une satisfaction profonde.
—Que fais-tu donc? demanda Gontran.
—Je vois d'où vient le vent.
—Et c'est cela qui paraît te causer un si sensible plaisir?
—Dame! je constate que le vent n'a pas changé et souffle toujours du Nord.
—Alors?
—Alors, le courant qui nous entraîne, se dirigeant toujours du même côté, je me dis que nous finirons bien par aborder quelque part.
—Raisonnement fort logique,... seulement tu oublies que dans quarante-huit heures, si nous n'avons pas rencontré quelque terre hospitalière, nous serons morts de faim...
Fricoulet fouilla dans ses poches, tira son inévitable petit carnet, l'ouvrit et, sur l'une des pages, traça à la hâte quelques calculs; ensuite, posant sa main sur l'épaule de son ami:
—Rassure-toi, dit-il en souriant, ce n'est pas encore cette fois-ci que nous irons dîner chez Pluton.
M. de Flammermont lui saisit les mains.
—En es-tu certain?
—À moins que quelque circonstance imprévue ne vienne nous barrer la route.
—Quelle route?
—Celle du continent de Secchi qui, ainsi que tu le sais, se trouve dans l'hémisphère austral de Mars et dont les rivages sont bordés par l'océan Kepler.
—L'océan qui nous porte! s'écria Gontran.
—Lui-même... Or, en supposant au courant qui nous entraîne une force de 300 mètres à la minute, cela nous donne 18 kilomètres à l'heure.
—Eh bien?
—Eh bien! ne sais-tu pas que, de l'île Neigeuse au continent de Secchi ou Noachis de Schiaparelli, l'océan Kepler mesure neuf cents kilomètres; admettons que, par suite de l'invasion des eaux, une certaine portion de cette dernière contrée ait disparu, mettons, si tu veux, huit cents kilomètres; tu vois bien qu'en quarante-huit heures, nous pouvons être sauvés...
—Pour cela, il ne faut pas que le courant diminue de vitesse, ni que quelque avarie survienne à notre îlot.
—Quelque avarie, répéta Fricoulet en regardant curieusement M. de Flammermont, que veux-tu dire?
Et il ajouta, en frappant du talon le sol de l'île neigeuse:
—Nous ne sommes point, comme de vulgaires naufragés, sur un radeau de planches et de cordes que les vagues peuvent disloquer, mais sur un amas de terre et de rochers.
En ce moment, Farenheit revenait vers eux, après avoir fait, autour du fragment d'île qui les portait, une petite promenade hygiénique.
—Eh bien! sir Jonathan, demanda l'ingénieur, comment va?
—Mieux... beaucoup mieux, répondit l'Américain.
Il se remit en marche, disant:
—Je vais faire encore un tour... alors, ça ira tout à fait bien.
Et il avait fait déjà plusieurs enjambées, lorsqu'il s'arrêta et fit volte-face, en s'entendant appeler par Fricoulet.
—Sir Jonathan, questionna celui-ci, quelle heure avez-vous?
L'Américain tira son chronomètre.
—Quatre heures, répondit-il.
L'ingénieur sursauta.
—Quatre heures! s'écria-t-il, quatre heures du matin ou du soir?
—Du matin... je pense...
Fricoulet parut pensif; puis, relevant la tête qu'il avait laissé tomber sur sa poitrine, il demanda encore:
—Quand avez-vous remonté votre chronomètre?
—À la Ville-Lumière; je l'ai remonté et mis à l'heure.
—C'est bien, sir Jonathan, je vous remercie.
L'Américain s'éloigna et les deux jeunes gens demeurèrent seuls, l'un en face de l'autre, Fricoulet réfléchissant, et Gontran le regardant avec curiosité.
Enfin, il entendit l'ingénieur, se parlant à lui-même, murmurer:
—Ville-Lumière... 270 degrés de longitude... quatre heures... hum!... hum!...
Il releva la tête et fixa un instant les yeux sur le soleil qui, déjà haut à l'horizon, laissait tomber sur les eaux resplendissantes, une pluie de rayons enflammés.
Ensuite, l'ingénieur reporta ses regards sur l'îlot.
Tout à coup, il dit à Gontran:
—Ne bouge pas.
L'autre s'immobilisa et Fricoulet le considéra attentivement.
—C'est bien cela, c'est bien cela, bougonna-t-il encore; les ombres, qui ont diminué depuis ce matin, deviennent stationnaires à présent... Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, pour la contrée où nous nous trouvons, il fût midi... ou à peu près...
Il saisit les mains de M. de Flammermont et s'écria:
—Comprends-tu... hein? Comprends-tu?
Le