Ensuite, s'adressant à l'Américain:
—Alors, fit-il, l'île neigeuse diminue?
—On dirait qu'elle fond.
—Nous serions sur un iceberg que cela pourrait s'admettre; mais des pierres, des roches et de la terre, cela ne fond pas.
—Non,... mais ça s'effrite.
—Et sur quoi vous basez-vous pour parler ainsi?
—Tout à l'heure, lorsque m'a pris ce singulier malaise que vous m'avez conseillé de combattre par une promenade hygiénique, j'ai marché jusqu'à ce que j'aie fait le tour complet de l'île.
—Nous savons cela,... nous vous avons vu.
—Mais ce que vous ne savez pas... c'est que, tout en marchant, je comptais mes enjambées.
—C'est la preuve d'un esprit méticuleux, fit plaisamment M. de Flammermont... et combien d'enjambées vous a donné ce tour complet de l'île neigeuse?
—Cinq cent vingt enjambées... plus deux de mes pieds, le talon de l'un mis à la pointe de l'autre.
—Eh bien?
—Comme vous l'avez vu également, j'ai fait un second tour; par curiosité, j'ai compté comme la première fois et...
—Vous avez trouvé moins d'enjambées?
—Non, j'ai trouvé le même nombre... cinq cents.
—Alors, qu'est-ce qui vous inquiète?
—Ce sont mes deux pieds qui manquent.
Fricoulet éclata de rire.
—En vérité! s'écria-t-il, voilà bien de quoi vous mettre la cervelle à l'envers! Vous ayez fait les enjambées plus longues au second tour qu'au premier,... voilà tout.
Farenheit secoua gravement la tête.
—Monsieur Fricoulet, déclara-t-il, avant d'entreprendre le commerce des suifs, j'étais arpenteur dans le Far-West; c'est moi qui ai mesuré la plupart des terrains occupés actuellement, dans le Nouveau-Monde, par les émigrants que nous envoie chaque année l'Ancien continent,... c'est vous dire que mes jambes se sont, depuis longtemps, rompues à un écartement qui ne varie pas d'une ligne... quatre-vingt-quinze centimètres... d'un talon à l'autre, j'en donnerais ma tête à couper.
—Je ne dis pas le contraire, monsieur Farenheit, riposta l'ingénieur, et loin de moi la pensée de vouloir nier la longueur constante de vos enjambées; seulement il peut parfaitement y avoir erreur dans votre compte, étant donné que la différence consiste seulement dans une longueur de deux pieds.
L'Américain désigna ses jambes.
—Savez-vous, monsieur, dit-il d'un air digne, que chacun de mes pieds ne mesure pas moins de trente-sept centimètres, ce qui, en les mettant bout à bout, donne une longueur de soixante-quatorze centimètres. Eh bien! jamais!... vous entendez bien!... jamais, dans ma vie d'arpenteur, je n'ai fait une erreur si considérable,... donc, du moment où je n'admets pas m'être trompé, c'est la surface qui a diminué.
Gontran haussa les épaules.
—C'est très logique, comme raisonnement, dit-il; mais c'est votre infaillibilité que je ne puis admettre.
Farenheit devint rouge de colère.
—Contrôlez mon calcul, dit-il, vous déciderez ensuite; quant à moi, je veux en avoir le cœur net.
Sur ces mots, il tourna les talons et se remit en marche.
Derrière lui, lui emboîtant exactement le pas, s'avança Gontran, puis Fricoulet; et tous les trois, à la queue leu leu, firent lentement le tour de l'île, s'ingéniant à faire les plus régulières possibles leurs enjambées qu'ils comptaient à voix basse.
Une fois arrivés à leur point de départ, ils s'arrêtèrent et l'Américain s'écria triomphalement:
—Quand je vous le disais! je n'en trouve plus que quatre cent quatre-vingt-dix-huit; c'est donc deux enjambées et deux pieds de moins qu'au tour précédent.
—Moi! j'en ai compté cinq cent trente-cinq, dit M. de Flammermont.
—Ah! moi! fit l'ingénieur en montrant ses petites jambes, si grand que j'aie pu ouvrir mon compas naturel, je n'ai pu faire moins de cinq cent soixante-dix enjambées...
Fricoulet avait tiré son carnet et inscrit sur une page blanche les chiffres fournis par ses deux compagnons et par lui-même; puis il dit:
—Maintenant, recommençons.
Et ils repartirent, mais en sens contraire; Gontran ayant affirmé qu'il devait en être de cette preuve comme de la preuve de l'addition qui se fait à rebours.
Au fur et à mesure que les deux amis avançaient dans cette seconde promenade, leur nez s'allongeait sensiblement et leurs traits exprimaient une inquiétude profonde.
Enfin, quand ils furent arrivés et qu'ils se regardèrent, Gontran s'écria:
—Toi aussi, hein!... tu as constaté une diminution.
Fricoulet répondit affirmativement par un signe de tête.
—Oui, dit-il, une diminution sensible; au lieu de cinq cent soixante-dix enjambées que me donnait le premier tour, je n'en trouve plus que cinq cent cinquante-neuf... et je suis certain de les avoir faites aussi longues que les autres.
—C'est comme moi, répondit Gontran, j'en ai compté seulement cinq cent vingt-huit.
—Et moi quatre cent quatre-vingt-dix-sept, dit Farenheit.
Les trois hommes se regardèrent longtemps en silence: leur face était grave et les plis profonds qui sillonnaient leur front prouvaient l'angoisse horrible qui leur étreignait le cœur.
La surface de l'île diminuait d'heure en heure; battu constamment par les vagues, ébranlé, disloqué par les horribles secousses de la tempête, le sol s'effritait peu à peu et il fallait envisager le moment où l'île neigeuse ne présenterait même plus assez de surface pour continuer à jouer ce rôle de radeau sauveur, grâce auquel les Terriens avaient échappé au cataclysme.
—Que faire? murmura Gontran dont, instinctivement, les yeux se dirigèrent vers Séléna pour l'envelopper d'un regard de tendresse.
—Rien, répondit Fricoulet; contre ce qui se passe, nous sommes impuissants; attendons et souhaitons que la rapidité du courant l'emporte sur l'émiettement de l'îlot.
—Mais plus le courant est fort et plus il me semble que les vagues doivent ronger le rivage avec violence.
—C'est parfaitement exact, riposta l'ingénieur; ne souhaitons donc rien et attendons... Mais surtout pas un mot de tout ceci à ce vieillard ni à cette jeune fille; il est inutile de les épouvanter à l'avance; il sera toujours temps de les prévenir lorsque le péril sera imminent.
Gontran et Farenheit indiquèrent, d'un mouvement de tête, qu'ils étaient d'accord sur ce point avec Fricoulet; puis chacun d'eux s'écarta pour se livrer en paix aux réflexions que lui suggérait son propre tempérament.
Fricoulet calculait, Farenheit rageait, Gontran se lamentait.
Et toute la journée se passa ainsi sans que rien vînt troubler la désespérante monotonie