Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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mon cher monsieur, dit-il.

      Blaise, qui avait devancé l'aubergiste, passa tout auprès de Robert et lui glissa ces seuls mots à l'oreille:

      – M. Géraud…

      L'Américain remercia par un signe de tête.

      – Approchez donc… reprit-il. Je vous demande pardon de vous avoir dérangé ainsi sans compliment, mais c'est que j'ai beaucoup de choses à vous demander, mon cher monsieur.

      Les gens de la haute Bretagne sont presque aussi défiants que des Normands; c'est une rude tâche que de leur accrocher la première parole.

      En revanche, une fois la glace rompue, on est souvent dédommagé trop amplement.

      L'aubergiste était un vieil homme bien couvert et d'apparence fort honnête. Ses petits yeux gris avaient cette pointe sournoise qui, chez les campagnards, n'est pas absolument inconciliable avec la franchise.

      Il se tenait debout entre Blaise et Robert. Sans faire semblant de rien, son regard poussait à droite et à gauche de courtes reconnaissances. Sa casquette, qu'il tortillait entre ses doigts avec zèle, lui servait de maintien, et le tuyau noir de sa pipe, sortant du vaste gousset de son gilet, laissait échapper encore un mince filet de fumée.

      – Ah! ah! fit-il en manière de réponse à l'exorde de Robert.

      Et il salua.

      – Beaucoup de choses, répéta l'Américain. Vous ne vous doutez guère, je parie, que vous êtes ici en face d'une bien vieille connaissance?

      – Oh! oh! fit le bonhomme en écarquillant les yeux.

      – Ça vous étonne! reprit l'Américain qui redoublait de condescendante gaieté. Vous ne vous souvenez pas de m'avoir jamais vu? Aussi n'est-ce pas comme cela que je l'entends… Blaise, mon garçon, tu peux t'asseoir… En voyage on ne fait pas de façons… Mais, auparavant, avance un siége à notre hôte… Mon cher monsieur, pas de compliments; il y a place pour trois.

      L'aubergiste et Blaise s'assirent.

      – Quand je dis que vous êtes pour moi une vieille connaissance, reprit Robert, c'est que j'ai entendu parler bien souvent de vous.

      – Eh! eh!.. fit le bonhomme.

      – Le père Géraud, parbleu!.. maître du Mouton couronné!

      – Tout ça est sur mon enseigne, grommela l'aubergiste.

      Blaise, qui n'avait rien à faire, sinon à juger les coups, se détourna pour cacher un sourire.

      L'Américain fit comme s'il n'avait pas entendu.

      – La meilleure auberge de Redon! poursuivit-il, et le plus franc compère de tout le département d'Ille-et-Vilaine!

      L'aubergiste eut un demi-sourire; le compliment le flattait au vif; mais sa vieille prudence lui conseillait la retenue.

      – Et ce n'est pas tout près d'ici qu'on me disait cela, père Géraud! reprit encore Robert. Ce n'est ni à Vannes, ni à Nantes, ni même à Rennes.

      – A Saint-Brieuc peut-être?.. murmura le bonhomme.

      – Non pas!.. c'est plus loin encore… Père Géraud, vous êtes connu jusqu'à Paris!

      Paris est le lieu magique que la province déteste et adore.

      Le maître du Mouton couronné releva ses yeux gris, où brillait un orgueil modeste, mélangé de curiosité.

      – Ah! ah! fit-il, à Paris!.. en la grand'ville!.. et qui donc parle du père Géraud de ce côté-là?

      – C'est là le diable! pensa l'Endormeur.

      Robert mit un reproche caressant dans son sourire.

      – Oh! M. Géraud! M. Géraud!.. dit-il. Le bon garçon serait cruellement mortifié s'il vous entendait faire cette question-là… Vous avez donc bien des amis à Paris?

      – Non fait! répliqua l'aubergiste; je ne m'en connais même pas du tout…

      – Ça se gâte! pensa Blaise; mauvaise histoire!..

      – Eh bien, poursuivit Robert, à l'entendre parler de vous, je ne me serais jamais douté que vous eussiez pu l'oublier!

      – Mais qui donc, à la fin?..

      – Ainsi, vous me laisserez vous dire son nom? prononça Robert avec lenteur, comme s'il eût voulu laisser à l'ami ingrat le temps de se souvenir.

      Il n'y avait pas une ombre de trouble sur sa physionomie calme et souriante. Blaise, au contraire, qui voyait l'audacieux mensonge sur le point d'être découvert, et la comédie tomber dès la première scène, cachait mal son désappointement.

      Tandis qu'il maugréait contre l'imprudence de son camarade, celui-ci regardait toujours l'aubergiste, qui fouillait sa mémoire de la meilleure foi du monde.

      – Je veux que Gripi1 me brûle… grommelait le bonhomme.

      Robert l'interrompit en répétant:

      – Ah! M. Géraud!.. M. Géraud!..

      Puis il ajouta d'un air presque sévère:

      – Si vous n'avez pas trouvé dans une minute, je vous dirai son nom… et vous aurez grande honte de l'avoir oublié!

      Il y avait une sincérité si profonde dans l'accent de Robert, que Blaise lui-même ne savait plus que penser.

      Quant à l'aubergiste, il se creusait la tête de tout son cœur.

      – Je suis un gueux!.. s'écria-t-il tout à coup en se frappant le front d'un énorme coup de poing.

      A cet instant seulement, un observateur aurait pu deviner combien grande avait été l'anxiété de Robert. Il respira fortement. Ce fut l'affaire d'une seconde, et sa physionomie ne trahit aucune surprise.

      – Un gueux! disait cependant le bonhomme; c'est vrai tout de même!.. sans Joseph Gautier, j'aurais passé l'arme à gauche dans la rade de Brest! Je parie que c'est Joseph Gautier?

      – Parbleu! s'écria Robert.

      Blaise éprouvait ce sentiment d'un dilettante expert qui écoute un talent de premier ordre.

      – Enfin, père Géraud, continua l'Américain, mieux vaut tard que jamais!.. Ce brave Joseph m'a-t-il souvent parlé de vous au moins!.. Géraud! ancien matelot.

      – Artilleur de marine, puis cuisinier au long cours, rectifia le bonhomme.

      – A qui le dites-vous!.. s'écria Robert; la langue m'a tourné… Mettez-vous bien dans la tête que je sais votre histoire mieux que vous-même!

      – C'est égal, dit l'aubergiste; j'aurais dû penser à Gautier tout de suite!.. Mais comment va-t-il à présent?

      – A merveille… sa femme aussi.

      – Sa femme!.. depuis quand donc est-il marié?

      – Depuis trois mois… Blaise, mon domestique, a été son garçon de noces…

      – Oui… dit l'Endormeur, et ça a été assez bien!

      La bonne figure de l'aubergiste exprima un peu de défiance revenue.

      – Tiens! tiens! murmura-t-il, c'est que Joseph Gautier était un monsieur, autrefois…

      – Et ça vous surprend qu'il ait choisi un domestique?.. commença Robert.

      – Oh! oh!.. dit le père Géraud, je n'ai pas voulu offenser M. Blaise.

      – J'entends bien… mais tel que vous le voyez, Blaise n'est pas tout à fait un domestique ordinaire… Il a été élevé dans ma famille, et c'est presque mon ami.

      Le père Géraud salua Blaise.

      – Comme ça ou autrement, dit-il, je n'ai pas besoin de vous faire de grandes phrases… Puisque vous venez de la part de mon vieux Gautier, le père Géraud et


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Petit nom de Satan dans les campagnes de l'Ille-et-Vilaine.