Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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au-dessus de la cheminée; ça commence bien, et j'ai tant de confiance que je te promettrais presque de te servir, à mon tour, si tu n'es pas content après l'affaire faite!..

      – Promets, dit Blaise.

      – Eh bien, soit.

      – Le même temps que je t'aurai servi?..

      – Le même temps.

      – Je te préviens, M. Robert, que je n'oublierai pas cela!.. Maintenant, explique-toi en grand, et plutôt deux fois qu'une, car du diable si je devine la fin de la farce!

      L'échange des costumes était accompli; et, en vérité, les choses semblaient ainsi bien plus logiquement arrangées. Chacun des deux compagnons était désormais à sa place: l'Américain avait l'air d'un monsieur dans toute la force du terme, et la blouse allait à l'Endormeur comme un gant.

      – Ça s'expliquera de soi-même, répondit Robert, et dans un quart d'heure tu en sauras tout aussi long que moi; mais, avant tout, il nous reste quelques petits détails à régler… D'abord, tu as trop d'esprit pour prendre la chose en mauvaise part, j'aimerais à te voir mettre de côté cette habitude que tu as de me tutoyer…

      – Ah! fit Blaise.

      – Mesure de prudence, tu m'entends bien?.. Ça pourrait t'échapper devant le monde.

      – On te dira vous, M. Robert!

      – A merveille!.. A présent ce nom-là lui-même ne me convient plus guère… Quand on est né un peu, on ne s'appelle pas Robert; il faut prendre carrément son rang dans le monde… Voyons parmi mes anciens noms… A Londres, je m'appelais Robert Wolf.

      – C'est trop goddam! dit Blaise.

      – En Italie, on m'appelait Gaëtano.

      – C'est trop ténor!

      – A Vienne, Belowski…

      – C'est trop bottier!.. Que diable! je veux au moins être le valet d'un homme d'importance… Appelle-toi le baron de quelque chose.

      – Peuh! fit l'Américain, on me prendrait pour un sous-préfet de l'empire… Et puis les titres sont bien usés!.. Je m'appellerai tout bonnement M. Robert de Blois… C'est simple et ça sonne la noblesse historique… Encore un coup, ami Blaise, et puis nous allons commencer!

      Il versa deux amples rasades et leva son verre comme s'il allait porter un toast.

      Ses yeux se fixaient à travers les carreaux de la fenêtre sur le port Saint-Nicolas et les campagnes de la Loire-Inférieure qui s'étendaient, à perte de vue, au delà de la Vilaine. Le soleil d'automne, à son déclin, jetait sa lumière rougeâtre sur le paysage. Robert semblait pris par une subite rêverie.

      – Le pays est mauvais pour les pauvres diables, c'est vrai, murmura-t-il; mais voilà de bonnes terres et de jolies maisons!.. Un homme sage pourrait être heureux là comme le poisson dans l'eau… Qui sait si l'une d'elles n'appartient pas à notre brave M. de Penhoël?

      Blaise ne put retenir un sourire.

      – Je ne sais pas ce que tu vas faire, dit-il; mais tu es fameusement fort, après tout, pour entamer une drôlerie, et j'ai bon espoir… Ce brave monsieur campagnard!.. Il me semble le voir!

      – Et moi aussi!

      – Cinquante-cinq à soixante ans!

      – Plutôt soixante.

      – Front chauve…

      – Deux touffes de cheveux grisâtres sur les tempes!

      – Lunettes d'or…

      – Tabatière dito!

      – Habit marron…

      – Souliers à boucles!

      – Une femme respectable…

      – Qui eut une grande réputation de beauté avant la constituante…

      – Sèche et roide comme un portrait de famille!..

      – Et qui l'a rendu père de huit à dix enfants, décemment échelonnés!

      Blaise tendit son verre.

      – A nos quarante mille livres de rente! dit-il.

      Robert trinqua et but avec action.

      Puis il se redressa tout à coup en secouant son épaisse chevelure noire.

      – A l'œuvre! s'écria-t-il; suivant les circonstances, nous pourrons avoir une soirée laborieuse… A dater de ce moment, Blaise, vous entrez en exercice.

      – J'attends les ordres de monsieur, dit l'Endormeur qui gardait au coin de sa lèvre un reste de sourire sceptique, mais dont le regard indiquait une singulière curiosité.

      – Vous allez descendre, reprit l'Américain d'un ton de commandement; sans faire semblant de rien, vous sortirez dans la rue et vous lirez l'enseigne de l'auberge.

      – Jusqu'à présent, murmura Blaise, ça ne me paraît pas la mer à boire!

      – Une fois pour toutes, répondit Robert en reprenant sa familiarité accoutumée, il faut bien te mettre dans la tête que j'agis d'après un plan raisonnable, et que les commissions dont je pourrais te charger auront toute leur importance… Ris tant que tu voudras, mais exécute mes ordres à la lettre, ou je ne réponds de rien!.. Tu vas donc lire l'enseigne de l'auberge, et me rapporter le nom de notre hôte… En revenant, tu prieras le brave homme de monter me parler… va!

      Blaise sortit.

      Le jeune M. de Blois, resté seul, se prit à parcourir la chambre de long en large.

      Sa tête travaillait énergiquement, et des paroles sans suite tombaient par instants de ses lèvres.

      C'était véritablement un cavalier assez remarquable. La redingote indivise que bourrait naguère le gros corps de Blaise dessinait la grâce souple et forte de sa taille. Il y avait de l'intelligence et de la volonté sur les traits réguliers de son visage bruni; mais, dans ce moment où il se savait à l'abri de tout regard, son œil avait plus que jamais cette étrange expression d'inquiétude qui déparait sa physionomie. On lisait dans sa prunelle mobile et comme tremblante une sorte d'agitation maladive, agissant à l'encontre d'une hardiesse apprise.

      Cet homme devait oser beaucoup, mais trembler en osant.

      Deux ou trois fois, dans sa promenade, il s'arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage. La belle Lola dormait toujours, subissant l'effet d'une lassitude accablante. L'étape de la matinée avait été rude, puisque Robert et Blaise, jeunes et forts tous les deux, étaient arrivés haletants et brisés de fatigue.

      Il y avait bien longtemps que la pauvre Lola marchait ainsi chaque jour, et que les cailloux des routes de Bretagne faisaient saigner ses petits pieds charmants.

      Chaque fois que Robert s'arrêtait auprès du lit, il restait trois ou quatre secondes en contemplation devant la beauté de la jeune femme. Son regard semblait compter les bruns anneaux de la luxueuse chevelure qui s'éparpillait sur l'oreiller de Lola. Il admirait d'un œil connaisseur l'ovale pur et gracieux de son visage, la frange riche de ses cils, et ce bel abandon que le sommeil gardait à sa pose.

      Mais, dans la contemplation de Robert, il n'y avait pas un atome d'amour. Sa prunelle restait froide, et vous eussiez dit quelque marchand d'esclaves détaillant les suprêmes beautés d'une almée à vendre sur le pont d'un corsaire de Turquie.

      Quand il laissait retomber le rideau, un sourire content mais fugitif errait autour de sa lèvre.

      Puis ses réflexions se renouaient, craintives et agitées; sa paupière frémissait à son insu; son regard s'agitait, cauteleux et inquiet.

      La porte s'ouvrit, donnant passage à l'aubergiste et à Blaise.

      Au bruit qu'ils firent en entrant, la physionomie de Robert se remonta brusquement comme par l'effet d'un mystérieux ressort. Son œil devint calme et souriant: on eût dit un de ces hommes heureux qui passent dans la vie sans préoccupation et sans soucis.

      L'aubergiste,