Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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équitables et fraternelles qui régissaient l'association. Ils avaient quitté tous les deux Paris, où leur industrie subissait peut-être une de ces crises qui jettent périodiquement sur la province une nuée de bons garçons de leur sorte. On leur avait parlé de la Bretagne, ce paradis de bonne foi antique, où la défiance n'a point encore pénétré. Ils étaient venus l'esprit tout plein de pensées de conquête, comme Pizarre ou Cortès à la veille de vaincre Montézume ou les Incas. Mais de Paris à Redon la route est longue, et ils s'étaient arrêtés plus d'une fois en chemin. On avait fait argent de tout.

      Depuis que le dernier habit avait été vendu pour subvenir aux frais du voyage, les deux compagnons se partageaient loyalement les bénéfices de la redingote. Chacun avait son jour pour porter les bottes presque neuves, le chapeau noir et le reste du costume bourgeois. Le lendemain venaient les gros souliers invalides, la blouse et la casquette.

      Robert mit son verre vide sur la table.

      – Il s'agit d'une fortune! dit-il sans élever la voix, mais avec emphase; voilà des mois entiers que j'arrange tout cela dans ma tête… J'aime à mûrir un projet, vois-tu bien, et si nous n'étions pas au bord du fossé, j'attendrais volontiers encore…

      – Quant à cela, interrompit Blaise, moi j'aime assez à faire les choses en deux temps; mais reste à savoir qui sera le maître et qui sera le domestique…

      L'Américain plongea sa main sous sa blouse et ramena un jeu de cartes dont la couleur annonçait un fort long usage.

      – On peut jouer ça, dit-il.

      L'Endormeur regardait avec une certaine défiance les doigts de son compagnon, qui mettait à brouiller les cartes une surprenante agilité.

      – Hum!.. fit-il en secouant la tête; c'est que tu joues diablement bien, M. Robert!

      Celui-ci cessa de mêler son paquet de cartes.

      – Il y a un autre moyen, murmura-t-il; partageons et séparons-nous!

      Blaise fronça le sourcil et ne répondit point.

      – Mais, surtout, décidons-nous! reprit l'Américain d'un ton délibéré. Tu pourras m'être fort utile, sans doute; mais en somme, je ne sais pas encore à quoi!.. Pas de surprise!.. si l'affaire ne te va pas, je te rends ta parole!

      – Bien obligé! grommela Blaise; j'aime mieux jouer.

      – Réfléchis bien!.. Il ne s'agit ni d'un jour ni d'une semaine… ça peut durer longtemps, comme tu dis, et une fois l'affaire lancée, je le répète, gare à qui reculera!

      – Mais, objecta l'Endormeur, le perdant ne sera domestique que pour la montre?

      – Pas tout à fait!.. Assurément, dans le tête-à-tête, nous resterons deux bons amis comme autrefois… mais, pour tout ce qui regarde l'affaire, il faudra que le maître puisse commander et que le domestique obéisse.

      – Diable!.. fit Blaise en se grattant l'oreille.

      – Quant à la conduite à tenir devant les étrangers, je n'ai pas besoin de t'en parler…

      – Sans doute…

      – Tant que durera l'affaire, depuis le premier jour jusqu'au dernier, respect et obéissance!

      – Mais, dit Blaise, en définitive, combien de temps ça pourrait-il se prolonger?..

      – Je n'en sais rien.

      – Un mois?

      L'épaule de l'Américain eut un mouvement significatif.

      – Six mois? reprit Blaise; pas possible!

      – Six mois… un an… deux ans, répliqua Robert; on ne peut rien préciser.

      – Ah çà! s'écria Blaise en fixant sur lui ses gros yeux bleus, tu es donc bien sûr de gagner la partie?

      Un imperceptible sourire releva la lèvre de l'Américain, qui retint sa réponse durant deux ou trois secondes.

      – J'y compte, dit-il enfin d'un ton de persuasive franchise. Pourquoi m'en cacherais-je? Mais quand je devrais perdre dix fois, j'engagerais encore la partie… Qu'est-ce qu'un an ou deux de travail et de peine?.. et le maître, d'ailleurs, n'aura-t-il pas plus de mal que le domestique?.. Vois-tu, je sens que je ne suis pas à ma place dans cette vie d'aventures… J'ai des goûts honnêtes et paisibles… Je regarde le but avant de mesurer l'épreuve… Que diable! mon garçon, il faut un peu de philosophie! Quand on a la perspective de mourir de faim un jour ou l'autre, on ne raisonne pas comme un millionnaire… Je n'ai rien, et je me demande ce que je ne ferais pas pour avoir quelque chose.

      L'Endormeur approuva du bonnet.

      – Je ne suis pas un voleur, moi, reprit Robert qui s'animait en parlant. J'ai l'ambition d'être un homme d'esprit et de ressources, voilà tout!.. Avec cela et du courage, on trouve toujours un petit trou par où passer… On cherche longtemps; les sots vous accusent d'être un songe-creux; puis l'occasion arrive, et vogue la galère!..

      – Ça peut avoir son bon côté, dit Blaise.

      – Qu'importe un an ou deux? poursuivit encore l'Américain. Nous sommes jeunes, et, pour ma part, quand le tour sera fait, je n'aurai pas même l'âge d'être électeur.

      – Électeur!.. répéta Blaise.

      – Oui, je pense un peu à la politique… Mais c'est une autre histoire… Y sommes-nous?

      – Donne les cartes, répliqua l'Endormeur non sans un reste de répugnance; et fais attention que tu ne joues pas contre un bourgeois!

      L'Américain lui jeta le paquet de cartes d'un air superbe.

      – Donne toi-même, dit-il, si tu as peur.

      Et pendant que Blaise mêlait, il ajouta:

      – C'est bien entendu, n'est-ce pas?.. Nous savons ce que nous jouons.

      – Pas trop, repartit Blaise, et il faut être bien bas percé pour risquer comme ça un an ou deux de sa vie, sans être sûr…

      – Deux ans ou plus, interrompit Robert; je vois que tu comprends parfaitement notre partie.

      – Quel jeu?.. demanda l'Endormeur.

      – Celui que tu voudras.

      – C'est que tu les sais tous trop bien!..

      – Tu peux en inventer un nouveau.

      Blaise réfléchit un instant.

      – Eh bien, reprit-il, je vais donner sept cartes sans atout, et celui qui fera le moins de levées aura gagné.

      – Convenu!

      L'Américain coupa sans avoir l'air d'y toucher, et Blaise fit les jeux.

      Les quatorze cartes tombèrent l'une après l'autre; Robert avait trois levées et l'Endormeur quatre.

      – Tu as triché! s'écria ce dernier en frappant son poing contre la table.

      Robert repoussa les cartes.

      – J'ai joué franc jeu, répondit-il, et je vais te dire pourquoi… Il m'était indifférent de perdre ou de gagner, parce que, dans notre affaire, le métier de maître sera très-difficile… Je ne t'aurais pas donné trois jours pour me demander à changer de rôle!.. Allons, mon fils, déshabille-toi!

      Ce disant, l'Américain ôta sa blouse, son pantalon et ses vieux souliers.

      Blaise ne se pressait point.

      – J'ai froid… dit Robert. Ce serait dommage de casser les vitres entre vieux amis!..

      L'Endormeur était d'une force musculaire évidemment supérieure; cependant cette menace détournée fit quelque effet sur lui, car il se prit à dépouiller lentement son costume fashionable.

      Robert chaussa les bottes avec un évident plaisir.

      – Te voilà bien malade! disait-il en activant sa toilette; tu vas être bien logé, bien nourri, bien vêtu, et la fortune te viendra en dormant… car nous