Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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mademoiselle Marthe… et depuis lors, au manoir, on ne prononça plus guère le nom de M. Louis, ce nom qui est au fond de tous les bons cœurs à dix lieues à la ronde…

      Si l'Américain avait eu sa bourse bien garnie, il aurait payé cher cette courte et vague histoire.

      – Louis m'avait parlé de ces Pontalès, dit-il, mais j'étais loin de les croire si riches…

      – Trois fois riches comme Penhoël! s'écria le père Géraud avec colère; et quatre fois aussi, pour sûr!.. Ah! le vieux Pontalès est un fin Normand avec sa figure de brave homme! Il y a plus de ruse sous ses cheveux blancs que dans un demi-cent de têtes bretonnes… Heureusement que monsieur l'a encore une fois chassé du manoir, car il y a bien assez de mauvais présages comme cela autour de Penhoël!

      Il se tut. Un instant Robert attendit, espérant d'autres détails sur Louis de Penhoël, mais l'aubergiste gardait le silence, et l'on pouvait voir clairement qu'il n'en savait pas davantage.

      Aussi Robert reprit:

      – Père Géraud, je vous prie en grâce de ne plus me parler de Louis!.. Je vous écoute, voyez-vous, c'est plus fort que moi… et cependant le temps me presse… dites-moi plutôt ce qui se passe maintenant au manoir… Si Penhoël n'écrit pas, il veut qu'on lui écrive, et le moindre détail sera bien précieux…

      L'aubergiste n'en était plus à la défiance. Il eût mis ce qu'il avait de plus cher sous la garde de cet homme, qui lui apportait des nouvelles du fils aîné de son maître.

      – Au manoir, répondit-il, je crois qu'on est heureux… En quinze ans on peut oublier bien des choses quand on a la volonté de ne plus se souvenir!.. Le cadet a recouvré une bonne part des biens de la famille vendus pendant la révolution… Si ce n'est pas la maison la plus riche du pays à cause des Pontalès, qui ont acheté en 1793 le vieux château, la forêt du Cosquer et bien d'autres terres de la famille, c'est encore, malgré ce qui a pu se passer, la maison la plus respectée… Quand vous lui écrirez, monsieur, vous lui direz que la fille de son père, la petite demoiselle Blanche de Penhoël est si belle et si douce que les bonnes gens l'appellent l'Ange, depuis Carentoir jusqu'à la montée de Redon!.. Madame n'a point perdu sa beauté, bien qu'il y ait depuis longtemps un voile de pâleur sur son visage… Elle ne se montre guère aux fêtes des châteaux voisins, mais les pauvres la connaissent et prient pour elle, car elle est la providence du malheureux… Monsieur est bon mari et bon père, quoique certains aient dit dans le temps qu'il jetait parfois des regards étranges vers le berceau de la petite demoiselle Blanche… Il sert l'église, il aime le roi et sa porte est toujours ouverte; c'est un Penhoël, après tout!.. Mais il y a d'autres hôtes encore au manoir, et ce qui réjouirait le cœur de l'aîné, j'en suis sûr, ce serait de voir les deux filles de l'oncle Jean!..

      – Le brave oncle! interrompit Robert, qui cherchait l'occasion de continuer son rôle et de paraître au fait.

      – L'oncle en sabots! s'écria Géraud; je parie qu'il vous a parlé de l'oncle en sabots!..

      – Plus de cent fois!

      – Il l'aimait tant!.. Oh! et celui-là ne l'a pas oublié!.. Quand je parlais du neveu Louis, combien de fois n'ai-je pas vu sa tête blanche s'incliner et une larme venir sous sa paupière!.. Si vous écrivez à notre jeune maître, il faudra lui dire tout cela, et lui dire encore que l'oncle a eu deux filles, sur son vieil âge… Deux petites demoiselles plus jolies encore, s'il est possible, que Blanche de Penhoël!.. Elles sont là comme les bons génies de la maison; leur gai sourire réchauffe l'âme; il semble que le malheur ne pourrait point entrer sous le toit qu'elles habitent, et pourtant…

      Il s'interrompit et ajouta en baissant la voix involontairement:

      – Monsieur Louis vous a-t-il parlé quelquefois de Benoît Haligan?..

      Robert fit semblant de chercher dans sa mémoire.

      – Benoît, le passeur… reprit l'aubergiste.

      – Attendez donc!.. Benoît?..

      – Benoît le sorcier!

      – Mais certainement!.. Un drôle de corps!..

      – Il y en a qui rient de lui… moi je sais qu'il connaît d'étranges choses!..

      Le père Géraud secoua la tête, et baissant la voix davantage:

      – Il ne faudra pas en parler à M. Louis, quand vous lui écrirez, murmura-t-il; mais Benoît dit que le manoir perdra bientôt ses douces joies… Elles s'en iront toutes à Dieu, toutes ensemble!.. l'Ange et les deux filles de l'oncle… Cyprienne, la vive enfant… et Diane, la jolie sainte!..

      – Quelle folie!..

      – Oui… oui! Benoît les voit en songe, vêtues de longues robes blanches comme des belles-de-nuit… Mais Benoît se sera trompé peut-être une fois en sa vie… Dieu le veuille! Dieu le veuille! et puissent mes pauvres yeux se fermer avant de voir cela!

      La tête de l'aubergiste se pencha sur sa poitrine. Il semblait rêver. Au bout de quelques secondes, un sourire triste vint à sa lèvre.

      – Les chères enfants!.. reprit-il d'une voix plus émue; mais vous verrez l'Ange, monsieur!.. vous verrez Diane et Cyprienne, les perles du pays, avec leurs jupes en laine rayée et les petites coiffes de paysannes qui couvrent leurs nobles chevelures… Car, bien qu'elles soient du plus pur sang de Penhoël, elles n'ont rien en ce monde, et l'oncle Jean, leur père, veut qu'elles soient habillées comme les pauvres filles du bourg… mais vous les couvririez de haillons qu'il faudrait bien encore les saluer quand elles passent… On dirait de petites reines, monsieur!.. Et comment ne seraient-elles pas belles entre toutes? ajouta le bon aubergiste en souriant tristement; elles lui ressemblent trait pour trait…

      – A qui?

      – A l'aîné de Penhoël… comme deux filles pourraient ressembler à leur père.

      – Oh! oh! fit Robert; ce pauvre oncle en sabots!..

      La voix du père Géraud prit un accent sévère:

      – C'est une famille sainte, monsieur! dit-il, et notre Louis respectait la mère des deux jeunes filles comme sa propre mère…

      L'Américain avait déjà mis de côté son sourire égrillard.

      – Enfin, poursuivit l'aubergiste, quand vous lui aurez dit tout cela, et le reste, s'il y a encore une petite place et que vous daigniez prononcer le nom d'un pauvre homme, dites-lui qu'il y a sur le port de Redon un vieux serviteur de la famille qui donnerait pour lui son sang jusqu'à la dernière goutte.

      – Il y aura toujours de la place pour cela, mon brave monsieur Géraud, répliqua Robert de Blois; mais m'avez-vous nommé tous les hôtes du manoir?

      – Pas encore… Le vieil oncle a un fils plus âgé que Diane et Cyprienne… Il s'appelle Vincent: c'est, jusqu'ici, le seul héritier mâle du nom de Penhoël, un brave enfant, un peu rude et sauvage, mais le cœur sur la main!.. Il y a enfin le fils adoptif du vicomte et de madame, qui a nom Roger de Launoy… C'est une tête vive et folle, capable de bien des étourderies…; mais je l'aime pour l'amour sincère qu'il porte à madame…

      – Et combien y a-t-il au juste d'ici jusqu'au château?

      – Deux fortes lieues.

      – La route est-elle bonne?

      – Affreuse, mais toute droite jusqu'au bac de Port-Corbeau.

      Robert regarda par la fenêtre et sembla mesurer la hauteur du soleil, qui éclairait d'une lueur jaunâtre les maisons du port Saint-Nicolas.

      – Il faut que nous partions sur-le-champ, dit-il.

      – A présent! s'écria l'aubergiste. Il n'y a pas plus d'une heure de jour… C'est impossible.

      – Cependant, puisque la route est toute droite…

      – Droite, oui, mais défoncée par les dernières pluies et coupée de fondrières en plus de trente endroits.

      – Avec de bons chevaux,