La Donation figure, en effet, dans le Décret, sous la rubrique Palea, qui lui est commune avec quelques autres documents du même genre, et qui a donné lieu aux plus bizarres interprétations. «Environ cinquante Canons, dispersés dans le Décret de Gratien, portent ce titre que l’on ne peut plus, et depuis longtemps, positivement expliquer. D’après les uns, Palea est une abréviation du nom propre de Paucapaléa, auquel on attribue l’interpolation de ces Canons dans le Décret de Gratien; mais si, en effet, Paucapaléa ou Protopaléa, un des premiers et des plus remarquables disciples de Gratien, compila plusieurs de ces Canons, tous ne sont pas incontestablement de lui. D’autres savants, comme Walter, pensent que ces passages ne s’étant trouvés dans l’origine qu’à la marge et ne provenant pas de Gratien lui-même, ne furent guère tenus en estime par les glossateurs qui les désignèrent comme de la paille, palea, en comparaison du pur froment de Gratien.» (L’abbé Goschler, Dictionnaire encyclopédique de la Théologie catholique, art. Paléa.) Valla tantôt adopte la première et tantôt la seconde de ces hypothèses, pour avoir devant lui un adversaire qu’il puisse prendre à partie, n’osant pas s’attaquer aux Papes, qu’il pensait bien, au fond, être les auteurs de la fraude, et pour s’amuser à jouer sur le nom de ce Paléa, homme de paille de la Papauté. Vraisemblablement, palea est la transcription du Grec παλαιά, sous-entendu γράμματα; les copistes qui ont mis cette indication en tête de quelques parties des Canons ont sans doute voulu marquer que ces documents étaient vieux et qu’ils en ignoraient l’origine27. De leur παλαιά, comme du Pirée, on a fait un homme: Paucapaléa, Protopaléa, aussi appelé Pocopaléa, Quotapaléa ou tout simplement Paléa, disciple de Gratien, d’une érudition consommée, d’un goût exquis, etc.! Par suite d’une méprise, peut-être intentionnelle, une rubrique est devenue un savant; un peu plus elle devenait un saint: que de personnages de l’histoire ecclésiastique n’ont pas d’autre droit à l’existence!
Laurent Valla ne fut pas le premier à soupçonner de fausseté la Donation; une telle supercherie, si grossière, ne pouvait pas être examinée de près sans qu’on en vît la trame. Dès 998, l’Empereur Othon III la dénonçait publiquement, dans une de ses Constitutions. Frédéric Barberousse sembla néanmoins l’admettre comme vraie, en principe28, et Gervais de Tilbury, secrétaire de Othon IV, en reconnut, au nom de son maître, la validité; mais ces aquiescements, extorqués d’une façon plus ou moins adroite, ne signifient rien. Ils sont le fruit de la fameuse alliance du trône et de l’autel, deux despotismes faits pour s’entendre et, après maintes querelles, se réconcilier toujours aux dépens des peuples. En dehors des juristes papalins, bien peu d’esprits élevés, familiers avec les textes, faisaient le moindre cas d’une charte dont la rédaction est si ridicule, dont chaque clause dénonce la fraude, chaque phrase la sottise d’un scribe ignorant. En 1152, lorsque Eugène III argua de la Donation, que Gratien venait de produire au grand jour, pour disputer Rome au peuple, soulevé par Arnaud de Brescia, un des disciples de l’apôtre démocratique, Wetzel, écrivait à Frédéric Barberousse: «Ce mensonge ou plutôt cette fable hérétique, par laquelle Constantin passe pour avoir simoniaquement cédé à Sylvestre les droits de l’Empire sur la ville de Rome, est aujourd’hui dévoilé; les journaliers et les bonnes femmes en savent assez là-dessus pour fermer la bouche aux docteurs, si bien que le Pape et les Cardinaux n’osent plus se montrer en public, tant ils en sont honteux29.» Il traite de même le baptême de Constantin par Melchiade, cette première fable dont nous avons parlé et qu’on essayait sans doute de remettre à flot, en voyant contester le baptême par Sylvestre. Dante paraît avoir cru à l’authenticité de la Donation; il en déplore les effets et la signale comme la principale cause de la corruption de l’Église, de l’avilissement du trône pontifical:
Hélas! Constantin, de quel fléau fut mère
Non ta conversion, mais cette dot
Que reçut de toi le premier Pape enrichi30!
C’est le poète qui parle, et vraie ou fausse, la Donation avait eu les effets qu’il déplore. Jacques Almain, théologien de Paris, déniait à cette ancienne supercherie toute autorité (1310); Marsile de Padoue enseignait que la primauté de Pierre, fondée non sur les Évangiles, mais sur la Donation de Constantin, est un leurre, une imposture, et que ni Pape, ni Évêques, ni prêtres, n’ont de juridiction sur personne31: opinions bien hardies au XIVe siècle, en face des bûchers toujours allumés. Jean XXII commença par excommunier Marsile, le réfuta et soutint la parfaite authenticité de la Donation.
Les Papes persistant toujours à s’appuyer sur une Charte fabriquée par eux et refusant de se rendre aux arguments tirés avec modération de la raison et de la logique, il était urgent de faire descendre la discussion des hauteurs où Dante et le grand juriste de Padoue l’avaient portée, pour s’en tenir à l’analyse de l’acte en lui-même, en dénoncer impitoyablement les absurdités, et montrer, non pas seulement que la Donation était illégale ou excessive et révocable, ce qui lui supposait une ombre d’existence, mais l’œuvre d’un faussaire: la fraude une fois divulguée, indéniable, peut-être que les Papes n’oseraient plus brûler ni excommunier personne. C’est ce que Laurent Valla entreprit, avec d’autant plus d’assurance qu’il pouvait compter sur l’appui d’un Prince toujours menacé de retomber sous la sujétion du Vatican. La date à laquelle il composa son Traité contre la Donation se trouve fixée par diverses circonstances qu’il rappelle: la révolte de Bologne, le siège soutenu par Eugène IV dans le château Saint-Ange (1434) et qu’il dit avoir eu lieu six ans auparavant, la déposition toute récente de ce Pape par le Concile de Bâle et l’élection d’Amédée de Savoie (Félix V); c’est donc aux environs de 1440 qu’il mit la main à la plume. Valla vivait alors à la cour du roi de Naples, Alphonse d’Aragon, non pas en exil, comme l’insinue charitablement Steuchus32, mais de son propre gré, ayant quitté Rome à la suite de premiers démêlés avec Pogge, qui l’avait empêché d’obtenir de Martin V une place de Secrétaire Apostolique33. Il accompagnait dans ses expéditions Alphonse, en train de conquérir son royaume; il se vante même de s’être battu sous ses ordres et d’avoir repoussé un furieux assaut, du haut des murs d’un couvent. S’il avait l’étoffe d’un homme de guerre, sa plume était encore plus affilée que son épée, et il le prouva bien.
Le Concile de Bâle