Octobre 1877.
V
LES FACÉTIES DE POGGE12
Les Facéties restent l’œuvre la plus populaire de Pogge, et, si bizarre que ce rapprochement paraisse, la moins connue. Il n’en existe pas en Français de traduction complète; celle-ci est la première qui présente Pogge tel qu’il est, sans le mutiler ou le travestir. L’ancienne imitation attribuée à Guillaume Tardif, Lecteur du Roi Charles VIII, et imprimée vers la fin du XVe siècle, n’est qu’une paraphrase. Elle ne contient d’ailleurs que cent douze contes sur deux cent soixante-treize, et le choix n’est pas très judicieux, car l’auteur a éloigné, non ce qui pouvait paraître un peu gaillard (les gens du XVe et du XVIe siècle n’étaient pas si pudibonds), mais ce qui regardait les vices du Clergé, matière inépuisable aux railleries, dans ce temps-là; pour ce qu’il a conservé, il change le lieu de la scène, invente des noms aux personnages et fait tout un roman13. Il goûtait Pogge, cependant, ce bon Guillaume Tardif; il l’appelle, dans son Épitre au Roi, «le bien litéré et facétieus homme, Pogge Florentin», et il le loue d’avoir usé, «selon la matière subjecte, de termes Latins fort élégamment exquis et rhétoricques;» mais, en ne voulant donner que «la substance et l’intention de ses joyeux devis», il les a étrangement défigurés. Les éditions qui suivirent, celles de Jehan Bonnefons (1549)14, de Nicolas Bonnefons (vers 1575), de Cousturier (1606), et de Jean-Frédéric Bernard (Amsterdam, 1712), ne sont que des reproductions ou des rajeunissements de la première. Celle d’Amsterdam, où les contes sont réduits à soixante-treize, est la plus commune, et, quoiqu’elle se vende cher, la moins estimable; chaque anecdote y est accompagnée de remarques insipides. L’anonyme qui s’est avisé de faire ce petit travail (David Durand, ou, selon Barbier, l’éditeur Jean-Frédéric Bernard), a voulu tirer, de contes pour rire ou de libres reparties, des sentences morales, des déductions philosophiques! Lenfant, dans son Poggiana, s’est préoccupé de leur côté historique, et n’a pas été beaucoup plus heureux; il a extrait du recueil une centaine d’anecdotes, pour les accommoder à sa guise, les abréger, leur donner du trait, et les mêler à d’autres, de provenances étrangères. Ils auraient tous entrepris de prouver que Pogge n’était ni un homme d’esprit, ni une fine plume, qu’ils n’eussent pas fait autrement. Mais la renommée du vieux conteur était bien assise: ceux qui autrefois, du temps que le Latin était la langue courante des érudits, lisaient les Facéties dans l’original, leur avaient fait une réputation qui a résisté aux efforts inconscients des traducteurs pour la ruiner.
Tout récemment, deux estimables érudits, M. P. Ristelhuber, de Strasbourg, et M. Gustave Brunet, de Bordeaux, ont pris à cœur de faire juger les Facéties plus équitablement que sur ces pauvres échantillons. L’ouvrage de M. Ristelhuber, intitulé les Contes de Pogge15, n’est en réalité qu’un Choix des Contes de Pogge, car il n’en contient que cent douze, juste le même nombre que l’imitation du Lecteur de Charles VIII; presque tous sont écourtés, quelques-uns outre mesure. Par exemple, le LXXVIe, D’un pauvre Batelier (c’est le CLXXVe de notre édition), est coupé à la moitié; M. Ristelhuber s’arrête à la première partie de la réponse du mauvais plaisant au batelier: «Ne passe jamais personne sans te faire payer d’avance», comme si le conte était fini: ce n’est pas là traduire; il est vrai que le reste est un peu léger, mais le plus souvent les suppressions portent, sans qu’on sache pourquoi, sur des détails qui n’offrent rien de scabreux. Ce petit livre rachète heureusement ce qu’il a de défectueux, comme traduction, par des notes historiques et des commentaires d’une certaine valeur. M. Gustave Brunet16 a voulu compléter le travail de M. Ristelhuber, et il a encore trouvé cent trois contes dignes d’être mis en Français; c’était un joli regain, mais tous ne sont pas de Pogge, il s’en faut d’un bon tiers au moins.
Les Facéties méritent cependant d’être considérées mieux que comme un ensemble de matériaux bruts à rogner, tailler et polir. Pogge a donné lui-même à ces Menus Propos ou Joyeux Devis, comme il les appelait, une forme excellente, à laquelle il est parfaitement inutile d’en substituer une autre; aussi avons-nous fait une version littérale. Le soin qu’ont pris constamment ses prétendus traducteurs de l’élaguer, de le raccourcir ou de le paraphraser, ferait croire qu’il abonde en détails oiseux ou d’une licence exorbitante: il n’en est rien. Son récit, quoi qu’on dise, est bref, bien conduit, d’un tour ingénieux et piquant, et ce qui domine, c’est la bonne humeur, la bonne grosse gaieté, beaucoup plus que la licence. Pogge est de son temps; il ne recule pas devant les mots, mais c’est pour assaisonner la plaisanterie; il est sans gêne à la manière de Rabelais, mais il ne recherche pas les équivoques comme Béroalde de Verville; et Brantôme, par exemple, a bien plus de raffinements. D’ailleurs, au lieu d’employer, suivant l’ancienne coutume, des périphrases souvent pires que le mot propre, nous avons laissé en Latin les passages et les expressions qui pouvaient «scandalizer les foibles», comme disait le bon Abbé de Marolles en traduisant Martial, et nous prendrions volontiers pour épigraphe la vieille devise: Si non caste, saltem caute.
Le texte que nous avons principalement suivi est celui de l’édition de Bâle17, in-fol., 1538, donné, dit-on, par Henri Bebel, érudit Allemand, auteur lui-même de Facéties. Celui de François Noël (Trajecti ad Rhenum, 1797, ou Londini, 1798, 2 vol. in-18), est aussi défectueux que le livre est mal imprimé. Noël a voulu faire parler Pogge en Cicéronien, comme un auteur du XVIe siècle, et il a omis, sans aucune raison, bon nombre de mots ou même de phrases qui lui paraissaient inutiles. Sa manie réformatrice a été jusqu’à remplacer les titres des contes, tels qu’ils sont libellés dans les anciennes éditions, par d’autres de son invention, plus courts sans doute et plus piquants, mais qui ont le tort d’enlever au vieux conteur son cachet de bonhomie. Non que les titres anciens soient sûrement de Pogge: il est possible qu’ils aient été rédigés par ses premiers éditeurs, mais, en tous cas, ils sont tels qu’on les comprenait à son époque.
Nous avons fait suivre les Facéties d’un Index des noms propres, qui pourra, jusqu’à un certain point, tenir lieu de commentaire. Les Saumaises futurs s’exerceront, s’ils le veulent, sur Pogge; le plus pressé était de donner un texte qui manquait. On pourra rechercher l’origine de quelques-uns de ses contes ou les innombrables imitations qui en ont été faites: Noël s’est déjà, en grande partie, acquitté de cette besogne. Les personnages qui y sont mis en scène peuvent être aussi l’objet de notes historiques: Lenfant et, après lui, M. Ristelhuber, s’y sont essayés. Au fond, la filiation de tel ou tel conte et l’identité des personnages n’ont qu’un intérêt fort accessoire. Les Facéties présentent bien un certain caractère de Mémoires anecdotiques de la Cour des Papes, qui semble appeler des notes biographiques, et que les anciens traducteurs ont peut-être trop dédaigné en francisant, de manière à les rendre complètement méconnaissables, des noms déjà latinisés par Pogge: ainsi, dans l’imitation de Guillaume Tardif, Antoine le Louche, au lieu d’Antonio Lusco, et le vicomte Jannotot, au lieu de Giannozzo Visconti, sont ridicules. Mais, comme il ne s’agit, en somme, que de bagatelles, il est plus que suffisant de rétablir les noms altérés,