Une première fable, celle du baptême de Constantin par le Pape Miltiade ou Melchiade, en 313, fut inventée. Après la fameuse bataille du pont Milvius et l’apparition du Labarum, Constantin, rentré à Rome en triomphateur, se décide à embrasser la religion Chrétienne et donne à son chef le palais de Latran transformé en église, de magnifiques ustensiles d’or et d’argent, patènes, ciboires, calices, burettes, pour le service des autels, lui assigne des revenus sur les deniers publics et lui concède des domaines dans la banlieue de Rome24. Un édit de tolérance envers les Chrétiens et la permission accordée au Pape d’ouvrir un Concile, pour apaiser la querelle de Cécilien et des Donatistes, complétaient cette légende assez bien tissue, sauf que dans l’épître où elle est narrée, le Saint Pape Melchiade parle du Concile de Nicée, tenu onze ans après sa mort: une misère! L’Église aurait pu se contenter de cette fiction honorable et profitable pour elle; mais quoi! un pauvre petit palais, quelques calices, quelques ostensoirs, de maigres revenus, c’était bien peu. Pas un mot là-dedans de la primauté de l’Évêque de Rome, ni de l’abandon des insignes impériaux et de la pourpre sénatoriale en faveur des prêtres, ni du partage de l’Empire, ni d’aucune clause qui permît au Pape de se dire le suzerain de tous les monarques, le distributeur de toutes les couronnes. Il fallait changer cela. On décida que Melchiade devait avoir subi le martyre, soit sous Maximin, soit sous Constantin lui-même; que ses Lettres, fabriquées par les Ariens, étaient autant d’impostures25; et une nouvelle histoire, celle du baptême par Saint Sylvestre, en 323 ou 324, fut mise en circulation. La supercherie réussit à merveille: interpolée au VIIIe siècle, dans les Actes de S. Sylvestre et le Liber Pontificalis du Pape Damase, qui peut-être est en entier apocryphe, elle fut prise au sérieux même par les adversaires de l’Église, Laurent Valla tout le premier. De quels arguments plus pressants il aurait fortifié sa réfutation s’il avait su que ce baptême, cause première de la Donation, était simulé comme elle!
Dans cette seconde fable, répétition de la première, mais revue, corrigée et augmentée, Constantin se montre d’abord le plus grand constructeur d’églises qui ait jamais vécu. Lui qui ne séjourna jamais à Rome, qui n’y fit que de courtes apparitions, il y bâtit en un rien de temps, in eodem tempore (Vie de Saint Sylvestre, Pape, dans la collection des Conciles, de Labbe), sept immenses basiliques; il en bâtit encore quatre autres à Ostie, dans la ville d’Albe, à Capoue, à Naples. L’énumération complaisante des richesses qu’il accumule dans ces églises a quelque chose de prodigieux; il y emploie l’or et l’argent en guise de plomb ou de fer, et sème les pierreries comme des cailloux. Ce ne sont partout qu’autels d’argent massif (une église à elle seule en a sept, pesant chacun deux cents livres); chancels ou grilles de chœur, aussi en argent, pesant mille livres; baldaquins, encore d’argent et pesant deux mille livres; patènes d’or, calices d’or enchâssés de pierreries, amphores, buires, burettes, brûle-parfums, encensoirs d’or, tabernacles d’or, chandeliers d’or, lanternes d’or. Suit une énumération considérable de domaines affectés à l’entretien de toutes les églises, ainsi déclarées propriétaires, par un acte longtemps regardé comme authentique, d’une foule de fermes, châteaux et villas, de milliers d’arpents de terre et de bois dans toutes les régions de l’Italie, de maisons à Rome, à Antioche, à Tarse, à Tyr, à Alexandrie, à Nicée en Numidie, sans compter des redevances en encens et en parfums, en nard, baume, storax, cannelle, safran, dues par la plupart des villes d’Orient. Ici la fraude atteint des proportions colossales, car nous pouvons nous fier à la rapacité des gens d’Église pour croire qu’ils ont dû réclamer, et durement, sinon le safran et la cannelle des rives de l’Euphrate, du moins les rentes des domaines, qui se trouvaient à portée de leur main, et que le pseudo-Constantin, en excellent économe, désigne très clairement, sur les territoires de Rome, de la Sabine, de Tibur, d’Albe, d’Ostie, de Capoue, de Naples.
La charte de Donation, qui vient à la suite de la Vie de Saint Sylvestre, se trouve ainsi amenée et préparée. Dans ce document d’une naïveté grossière, proportionnée à la crédulité d’alors, Constantin, attaqué de la lèpre, ayant épuisé tous les secours de l’art, s’adresse aux prêtres du Capitole, qui, après mûre réflexion, lui conseillent de prendre un bain de sang d’innocents. Plusieurs centaines d’enfants, enlevés aux premières familles de Rome, sont amenés au Capitole; on va les égorger pour remplir de leur sang une grande cuve, quand l’Empereur, pris de pitié, leur fournit des carrosses pour s’en retourner chez eux. En récompense, Saint Pierre et Saint Paul lui apparaissent la nuit suivante et lui enjoignent d’aller trouver Saint Sylvestre, Pape, quoiqu’il n’y en eût pas encore, qui le guérira en lui conférant le baptême. Constantin se rend à l’église, reconnaît dans les figures d’un tableau que lui montre Sylvestre les personnages de son apparition nocturne, et, frappé de stupeur, se fait baptiser: il sort de la piscine entièrement guéri, le corps blanc comme neige. Pour marquer sa vénération envers Saint Pierre et Saint Paul, ses charitables avertisseurs, il ordonne que l’on exhume pieusement leurs restes, les place de ses mains dans des caisses d’ambre, «que la force de tous les éléments ne pourrait rompre,» ferme ces caisses avec des clefs d’or, et bâtit pour les recevoir une église dans les fondations de laquelle il jette douze sacs de terre qu’il a portés sur ses épaules, en l’honneur des douze apôtres. Ces inventions sont tellement en dehors de tout bon sens, que Gratien a pris soin de les passer sous silence en insérant la Donation dans son Décret. Il est amusant d’y voir Constantin, néophyte et déjà docteur en théologie, discourir ex professo sur la Création, le péché originel, la fameuse pomme, le serpent tentateur, le Verbe, la Trinité, qu’il explique en fort bons termes, le Diable, l’enfer, la résurrection, le jugement dernier et tous les mystères; il se pique d’orthodoxie, lui qui doit protéger le premier schisme, et, ce qui était encore plus précieux pour les Papes, il y donne vingt-cinq ou trente fois à Sylvestre le titre de Summus Pontifex, qu’il garda précisément pour lui-même.
Le reste, tout aussi ridicule dans la forme, est plus sérieux au fond. Constantin y concède à l’Évêque de Rome la primauté sur tous les Évêques et Patriarches du monde, même sur le Patriarche de Constantinople, qui n’était pas encore fondée, puis il y reconnaît, en abandonnant Rome et l’Italie au Pape, «qu’aucun souverain terrestre ne doit avoir de pouvoir là où le souverain céleste a établi le chef de son empire;» ce sont les deux clauses capitales: le Saint-Siège a réussi à faire consacrer la première par le Concile de Trente et il a défendu la seconde jusqu’aux dernières extrémités; par la cession, fort vague d’ailleurs, que l’Empereur est censé faire, en outre, des Gaules, de l’Espagne, de la Germanie, de la Judée, de la Thrace et des Iles, il opère au profit des Papes, pour peu qu’ils sachent s’en servir, la constitution d’une des plus vastes monarchies du monde; par une autre clause, celle qui attribue aux Pontifes le droit exclusif de porter les ornements impériaux et aux simples prêtres les vêtements des sénateurs (la pourpre des Cardinaux n’a pas d’autre origine), il satisfait cette soif de distinctions honorifiques qui a toujours dévoré le clergé, et il le relève de son abjection originaire en le déclarant apte à remplir toutes les charges publiques, les plus hautes magistratures; enfin il place de ses propres mains sa couronne sur la tête de Sylvestre, qui refuse d’abord, avec une humilité comique dans un acte faux, puis, comme Pepin, il tient la bride de son cheval. Qu’un tel document ait jamais pu être produit et pris au sérieux, c’est ce qui donne une triste idée de l’impudence et de la sottise humaines; mais il avait un droit incontestable à figurer dans ce fameux recueil de Gratien, code du droit canon, où les Fausses Décrétales d’Isidore Mercator tiennent un si bon rang, où la monstrueuse falsification connue sous le nom de Constitutions Apostoliques est donnée comme d’une