Mars 1878.
VI
LA PAPESSE
NOUVELLE DE CASTI18
Vraie ou fausse, la Papesse Jeanne a donné à l’abbé Casti l’occasion de composer un badinage agréable et digne d’être réimprimé et traduit; c’est tout ce que nous voulons en dire. Comme problème historique, ce singulier personnage est fort loin d’avoir l’importance que lui prêtent ceux qui nient ou qui affirment son existence, soit pour défendre, soit pour dénigrer l’Église. Les Sept Péchés Capitaux, un par un ou parfois tous ensemble, ont été si souvent assis (dans les temps anciens) sur la chaire de Pierre, qu’un scandale de plus ou de moins, sans embarrasser les apologistes, sert à peine aux adversaires. Auprès des désordres de Sergius III, de Jean XI et de Jean XII, amants, fils ou créatures de courtisanes; des scélératesses d’Alexandre VI; des turpitudes d’Innocent X, sigisbé de Madame Olympia, qu’est-ce que le sexe douteux de Jean VIII? D’austères écrivains de la Réforme ont même raison de le prétendre: c’est faire beaucoup d’honneur à l’Église que de l’avoir crue capable de choisir, au IXe siècle, un Pape instruit, lettré, prudent, tel qu’on représente Jeanne enfin, sauf qu’elle était femme et que son Pontificat se termina par une catastrophe.
Au point de vue chronologique, c’est une autre affaire: la suppression de Jean VIII cause dans la liste des Papes un remue-ménage incommode, et, rien que pour cela, on devrait le laisser à son rang. L’Église a pris si longtemps au sérieux la fiction de la Papesse, que tous les Jean, et il y en a beaucoup, se trouvent aujourd’hui mal étiquetés jusqu’à Jean XXIII, forcé de devenir Jean XXII. Qu’on s’imagine le trouble porté dans notre chronologie Royale, si l’on découvrait que Charles-le-Bel, par exemple, est un mythe, une personnification d’Apollon ou de Bélus, comme son surnom l’indiquerait du reste, et que les historiens ont eu tort de l’accueillir: tous les Charles descendraient d’un numéro, et il faudrait s’habituer à voir Charles IX chassé de France par la Révolution de Juillet, Charles VIII ordonner la Saint-Barthélemy, Charles VII faire son entrée aux flambeaux à Naples, et Charles VI donner le jour à Louis XI. Quel casse-tête! et comme on demanderait d’être ramené bien vite au vieux errements de Mezeray et d’Anquetil!
L’abbé Casti, tout prêtre qu’il était, en jugeait sans doute ainsi, car, pour lui, l’authenticité de la Papesse ne paraît pas faire question. Non content de s’inspirer de la légende, telle qu’elle avait cours, il a voulu aller au fond des choses, et il a recueilli, sous forme d’extraits de vieilles Chroniques, dans des notes que l’on trouvera en Appendice, la substance de toutes les controverses. Le poème, assaisonné de sel Gaulois et de finesse Italienne, n’a d’érudition que juste ce qu’il faut; l’auteur est un homme d’Église, mais qui se croit permis d’être homme d’esprit, et qui montre la bonne humeur de l’Épicurien. L’abbé Casti est à peine connu et mal apprécié aujourd’hui en France, après y avoir joui, vers la fin du dernier siècle, d’une vogue non imméritée. On le réimprimait encore à Paris en 1838, mais peut-être pour l’exportation; car ses compatriotes le goûtent toujours, et, chez nous, le Toscan n’est plus une langue courante, comme autrefois. Ses Animaux parlants, bien inférieurs à ses Novelle galanti dont la Papessa est une des plus importantes, ont seuls eu l’avantage d’être traduits en Français; on le juge donc presque uniquement sur ce long poème allégorique, composé sur un plan trop vaste, où l’enjouement prolongé lasse à la fin sans que la profusion amusante des épisodes, des allusions, et le tour gracieux des détails masquent suffisamment l’uniformité de l’ensemble. Des critiques, inspirés sans doute par l’esprit de parti, semblent lui refuser tout ce qui constitue l’écrivain: l’imagination, l’esprit, le style; c’est se montrer bien dédaigneux. Ce disciple de Voltaire, qui fut notre hôte (car c’est à Paris, sous le Directoire et sous le Consulat, qu’il a écrit et fait imprimer la plupart de ses œuvres), a son originalité. Il invente peu, il puise d’ordinaire dans le riche fonds des vieux Conteurs, des Légendes ou des Chroniques; mais il excelle à rajeunir ces sujets qui ont passé par tant de mains, il y introduit de nouveaux éléments d’intérêt, et les rehausse souvent par l’abondance et la variété des peintures. S’il n’a pas toute la malice de Voltaire, il en a bien un peu, comme on le pourra voir dans la Papesse, et sa qualité d’ecclésiastique y ajoute certain ragoût piquant. Pour son style, il est loin d’être négligé comme on le prétend, et, sous une apparence de laisser-aller, il a des arrangements pleins de coquetterie.
Nous l’avons rendu fidèlement, par une traduction absolument littérale ou, pour mieux dire, linéaire; autant qu’il a été possible, la forme du vers, la construction de la période, les tournures, les inversions, les rejets ont été respectés, de façon à offrir le dessin exact du modèle. Ce procédé, employé par un trop petit nombre de traducteurs, est certainement le plus apte à donner une idée juste des ouvrages en vers écrits dans une autre langue, et à leur conserver au moins quelque chose de leur saveur exotique.
Mars 1878.
VII
LE DÉCAMÉRON
DE BOCCACE19
Des innombrables Conteurs qui sont la gloire de l’Italie, deux ont déjà pris place dans la Petite Collection Elzevirienne: Pogge par ses Facéties, traduites complètement pour la première fois en Français; l’abbé Casti, par la plus curieuse de ses Nouvelles galantes, la Papesse, une épopée badine et satirique, un petit poème où l’érudition se cache sous une malice toute Voltairienne.
D’autres choix pourraient encore être faits dans cette copieuse littérature: Franco Sacchetti et ses Trecento Novelle, sources d’informations précieuses pour l’histoire anecdotique et dans lesquelles on trouverait aisément un si riche butin; Giovanni Fiorentino, Luigi da Porto et Giraldi Cintio, qui tous les trois ont eu l’honneur d’inspirer Shakespeare et de lui fournir, l’un le Marchand de Venise, l’autre Othello, le troisième Roméo et Juliette; Morlini, qui se servit du Latin, comme Pogge, avec moins d’esprit et de concision; Niccolo Franco, ce pauvre diable qui périt au bout d’une corde en expiation d’un mauvais distique sur les Vespasiennes d’un Pape peu endurant, cet original moitié philosophe et moitié satyre: secrétaire de l’Arétin, et amant de l’idéal au point de se créer une Béatrix, comme Dante: auteur des Priapées, et capable d’écrire une sorte d’autobiographie amoureuse, où il n’y a rien que d’imaginaire20; le Bandello, qui fut assez goûté chez nous pour que notre Henri II en fît un évêque Français et dont Belleforêt, dans ses Histoires tragiques, n’a donné qu’une idée incomplète; Parabosco et ses Passe-temps si agréables (I Diporti); le Lasca, dont les Cene sont d’une observation si piquante, d’un style si vif; Strapparola et ses Piaccevoli Notti, suffisamment traduites du reste sous le titre de Facétieuses nuits du seigneur Strapparole, par J. Louveau et Pierre Larivey (c’est une des perles de la Bibliothèque Jannet); Luigi Alamanni, Pietro Fortini, Firenzuola, les deux Gozzi, etc. Il y a dans ces maîtres tant d’invention et d’originalité, tant de traits de mœurs intéressants, tant de scènes d’un haut comique et de peintures séduisantes, qu’on regrette de les voir pour la plupart peu connus en France, mal jugés parce qu’ils ont été mal traduits, quelques-uns tout à fait ignorés.
Mais il faut savoir se borner. Les Facéties et les Nouvelles Galantes sont comme les deux pôles du conte Italien: condensé en quelques pages, ou même en quelques mots par Pogge, avec la netteté et la vigueur que donne la langue Latine, la crudité