Il n'y avait donc pour un musicien qu'un parti à prendre; emporter en bandoulière un fusil de chasse, tirer de la poudre aux moineaux des Abruzzes, pincer les cordes d'une guitare, noter les mélodies populaires, saisies au vol, réciter l'Énéide sur le sommet des montagnes et maudire les cavatines, les cabalettes, les trilles, les fioritures, les prime donne assolute, les ténors aux longs cheveux, les librettistes à l'imagination glacée. Oh! comme il était doux de se séparer de tout cela, de s'endormir, en liberté, à l'ombre d'un rocher sauvage, de s'asseoir au foyer d'une hôtellerie, dans quelque pays perdu! Les auberges de la campagne romaine abondent en détails pittoresques; quand les contadini, ayant attaché leurs chevaux dans la cour de l'osteria, entrent, à la tombée de la nuit, dans la salle commune où se vident les fiasques, leurs splendides haillons, leurs longs chapeaux pointus, leurs barbes touffues et mal peignées, forment l'assemblage le moins rassurant qui se puisse imaginer. C'est bien au milieu de ces paysans (ou de ces bandits) qu'une intelligence en éveil et à l'affût de la couleur devait trouver la Sérénade et l'Orgie des brigands de la symphonie d'Harold.
Les excursions de Berlioz à Subiaco, à Alatri, au mont Cassin, à Arcinasso, ne le consolaient que médiocrement de l'incurable ennui qu'il éprouvait dans la Ville éternelle.
...Enfin, enfin, il lui fut permis de quitter cette Italie qu'il ne revit jamais et où, contrairement à tant d'autres, moins difficiles, il n'avait pu s'acclimater. Son ardeur de rentrer dans la lutte et de se conquérir une place en vue était vraiment furieuse. On s'occupa de ses faits et gestes à Paris, dès qu'il y fut; et, à ce propos, qu'on nous permette d'ouvrir une parenthèse. Nous croyons que la vie des grands hommes doit être murée ni plus ni moins que celle des simples particuliers; mais quand un amour comme l'amour de Berlioz pour miss Smithson a occupé les badauds et les journaux d'une ville d'un million d'âmes, cet épisode ne rentre plus dans l'ordre des galanteries ordinaires; il appartient à l'histoire. Nous nous en emparons.
Miss Smithson était venue à Paris avec une troupe de comédiens anglais, chargés de populariser Shakespeare de ce côté-ci du détroit. La tâche était ardue; les Français ne s'enthousiasment pas facilement pour ce qu'ils ne comprennent point et très-peu d'entre eux connaissaient la langue de Byron et d'Hudson Lowe. A la vérité, ce démon de Shakespeare est doué d'un tel génie communicatif que ses œuvres, même jouées en pantomime, établiraient entre lui et les spectateurs un courant de sympathie électrique. Les étudiants de la rive gauche firent fête à Roméo, à Hamlet, qu'ils connaissaient par les adaptations du bon Ducis; miss Smithson fut engagée à l'Opéra-Comique pour y jouer un rôle muet dans l'Auberge d'Auray, de Carafa et d'Hérold. Elle s'était auparavant distinguée à Londres, à côté de Kean; le vieux Kemble l'avait encouragée à persévérer et elle avait déployé les qualités les plus touchantes, les plus pathétiques, dans les rôles d'Ophélie, de lady Macbeth, de Desdémone, de Virginie, de Cordélia. Sa timidité était extrême; aussi quand on lui annonça qu'un jeune musicien, déjà connu, s'était épris d'elle à une représentation de l'Odéon, quand on lui dit que ce romantique artiste ne rêvait plus qu'à elle, avait juré de ne plus composer que pour elle, miss Smithson refusa de croire à une aussi tenace passion. Un rédacteur du Galignani's Messenger, M. Schutter, persuada à la charmante actrice d'assister à un concert où l'auteur de la Symphonie fantastique faisait entendre ce bel ouvrage; en écoutant la phrase de l'adagio, cette phrase qui reparaît dans la Scène aux champs, dans la Marche au supplice, dans les fêtes orgiaques de la Nuit du Sabbat, Harriett Smithson comprit qu'elle était aimée. Elle consentit à recevoir son adorateur, elle lui permit d'espérer; mais une union projetée dans des conditions aussi étranges ne se noue pas sans des alternatives de beau temps et de tempêtes, d'espoir et de désespoir. Il faut sans doute rapporter à quelque péripétie orageuse le billet qu'on va lire:
A MADEMOISELLE HENRIETTE SMITHSON.
Rue de Rivoli, Hôtel du Congrès.
«Si vous ne voulez pas ma mort, au nom de la pitié (je n'ose dire de l'amour), faites-moi savoir quand je pourrai vous voir.
«Je vous demande grâce, pardon, à genoux, avec sanglots!!!
«Oh! malheureux que je suis, je n'ai pas cru mériter tout ce que je souffre, mais je bénis les coups qui viennent de votre main.
«J'attends votre réponse comme l'arrêt de mon juge[17].
«H. Berlioz.»
Agité par ces fiévreuses secousses, Berlioz s'échappait dans la campagne pour oublier les tourments qui le consumaient; Liszt et Chopin le suivirent, toute une nuit, à travers la plaine Saint-Ouen. Dans une de ces pérégrinations, un soir, avant son départ pour l'Italie, il s'était endormi sur l'herbe gelée, scintillante de perles, en face de l'île de la Grande Jatte et du parc de Neuilly. Une autre fois les garçons du café Cardinal n'osaient le réveiller, pendant qu'il sommeillait, épuisé, le front sur une table de marbre. Pendant une semaine entière, on crut à son suicide; il n'avait pas donné signe de vie, avait disparu de son domicile et on ignorait où il était allé. La mère et la sœur de miss Harriett faisaient, comme on pense bien, une opposition formidable aux projets des deux amants; la famille de la Côte-Saint-André ne voulait pas davantage de ce mariage. Pour comble d'infortune, la malheureuse Ophélie se ruina et se cassa la jambe en descendant d'un cabriolet. Quoique les ressources pécuniaires d'Hector fussent des plus minces à ce moment-là, il ne balança plus à accomplir son dessein. Si mademoiselle Smithson était restée riche et célèbre, il aurait peut-être renoncé à ses projets; pauvre et malade, il n'hésita plus: il l'épousa.
Ces premières années de mariage furent tout à la fois pénibles et charmantes. Le nouveau ménage, dont le budget, pour commencer, s'élevait à trois cents francs de capital[18], se fixa dans les quartiers les plus divers, tantôt rue Neuve-Saint-Marc, tantôt à Montmartre, dans une rue Saint-Denis dont il nous a été impossible de retrouver la trace. Liszt demeurait rue de Provence et rendait souvent visite aux jeunes époux; on passait ensemble des soirées, pendant lesquelles l'admirable pianiste exécutait des sonates de Beethoven dans l'obscurité, afin que l'impression produite fut plus forte. Aussi, comme Berlioz défendait son ami dans les journaux où il avait l'habitude d'écrire,—dans le Correspondant, la Revue européenne, le Courrier d'Europe, et enfin les Débats; comme il se fâchait quand les Parisiens volages essayaient d'opposer Thalberg à son rival; une lionne montrant les dents n'est pas plus redoutable! Gare à qui s'avisait de dire que Liszt n'était pas le premier pianiste des temps passés, présents et futurs! Et ce qu'il donnait comme un axiome musical indiscutable, le critique le pensait; car il n'aurait jamais pu trahir ses convictions et il affectait vis-à-vis des médiocrités un dédain voisin de l'impolitesse. Liszt, au surplus, lui rendait procédés pour procédés, transcrivant la Symphonie fantastique, jouant dans les nombreux concerts que le jeune maître donnait, l'hiver, avec un succès toujours croissant. Ici, rappelons quelques dates pour l'agrément des archéologues: la première audition de Sarah la Baigneuse et de la Belle Irlandaise eut lieu le 6 novembre 1834, au Conservatoire; Harold fut donné au second concert de cette série: «On s'aborde partout en s'entretenant de la Marche des Pèlerins», disaient les feuilles du temps; la mélodie du Cinq Mai et celle du Pâtre breton furent entendues pour la première fois le dimanche 22 novembre 1835.