En mai 1827, la gêne des deux camarades semble avoir cessé; l'un deux, je crois que c'est Charbonnel, annonce sur son cahier de dépenses, qu'il va partir: pour où? Nous l'ignorons. Toujours est-il que celui-là se livre à de nombreux achats assez excentriques: une paire d'éperons, un ruban avec clef et anneau doré, une paire de bamboches; on sent le jeune homme qui veut briller et faire bonne figure en province; il porte son chapeau chez le chapelier et fait repasser ses rasoirs[11]. Franchement, l'année avait été rude. Dans un moment de désespoir, Berlioz, à bout de ressources, avait sollicité et obtenu une place de choriste sur les planches du théâtre des Nouveautés; cette profession bizarre ne l'empêchait pas de suivre les cours de Lesueur et de Reicha, mais elle l'humiliait assez pour qu'il se dérobât le plus possible aux yeux indiscrets pendant l'exercice de ses fonctions dramatiques. Charbonnel, très-fier, eût été humilié de vivre sous le même toit qu'un baladin; Charbonnel se fâchait quand son ami portait ostensiblement dans la rue les provisions nécessaires au déjeuner ou au souper du ménage. Si l'étudiant en pharmacie avait su qu'il cohabitait avec un choriste, c'eût été une rupture complète.
Cependant l'Institut, en 1828, mit au concours une cantate: Orphée déchiré par les bacchantes, et, cette fois, Hector ne fut pas honteusement repoussé. Le jury se contenta de déclarer inexécutable le morceau présenté par le candidat. Berlioz, outré de dépit, jura que sa cantate inexécutable serait exécutée et demanda la salle du Conservatoire pour y donner un concert. M. de la Rochefoucauld, de qui dépendait l'autorisation, avait une réputation d'homme pudique parce qu'il avait prescrit aux danseuses de l'Opéra d'allonger leurs jupes; mais c'était un protecteur éclairé de l'art et des artistes. L'autorisation fut accordée; Cherubini, directeur du Conservatoire, eut beau protester, M. de la Rochefoucauld donna des ordres formels.
Ce fonctionnaire avait-il, manquant à toutes les traditions administratives, deviné le talent du jeune compositeur? Il est permis de le croire, puisque, tant que M. de la Rochefoucauld resta au pouvoir, Berlioz ne cessa d'avoir recours à ce gracieux Mécène. L'année suivante, un ballet sur Faust ayant été reçu à l'Opéra, Hector s'adressait de nouveau à son protecteur habituel, le surintendant des théâtres, et se recommandait à lui en ces termes:
«Le jury de l'Académie de musique a reçu, il y a deux mois, un ballet de Faust. M. Bohain, qui en est l'auteur, désirant me fournir l'occasion de me produire sur la scène de l'Opéra, m'a confié la composition de la musique de son ouvrage, à condition que M. le surintendant voudrait bien m'agréer. Si M. le surintendant veut connaître mes titres, les voici: j'ai mis en musique la plus grande partie des poésies de Gœthe; j'ai la tête pleine de Faust et si la nature m'a doué de quelque imagination, il m'est impossible de rencontrer un sujet sur lequel cette imagination puisse s'exercer avec plus d'avantages...[12].»
Pour parler ainsi à un grand de la terre, il fallait avoir reçu des preuves antérieures de sa bienveillance.
Le concert dans la salle du Conservatoire n'eut point lieu sans accidents. Alexis Dupont, l'un des solistes, fut pris d'un enrouement subit, la veille du concert, un trio avec chœurs fut chanté sans chœurs, par la faute des choristes qui manquèrent leur entrée; quant à la cantate d'Orphée, qui figurait sur le programme, on se vit obligé de la supprimer, à cause des défaillances de l'orchestre. Nos virtuoses parisiens ont fait, sous le rapport de la science et du mécanisme, d'immenses progrès; ils riraient bien aujourd'hui des difficultés qui ont arrêté l'archet de leurs ancêtres. Bien entendu, le concert ne rapporta rien à celui qui l'avait organisé; mais M. Fétis, qui faisait autorité, dit, un soir, dans un salon, le dos tourné vers la cheminée et en se chauffant les jambes:—Voilà un début qui promet!...—Et cette parole de M. Fétis fut très-répétée.
Dès lors, on commença, dans le monde musical, à compter sur Berlioz; on le considéra comme un élève qui prenait des licences fatales, qui s'affranchissait du joug et qu'il faudrait ramener à la vertu; mais son prix de Rome, obtenu en 1830, au bruit du canon des barricades, n'étonna personne. Le prix, cette année-là, fut partagé entre deux concurrents; le second lauréat de l'Institut était Alexandre Montfort, auquel on doit un ballet pour Fanny Essler, la Chatte métamorphosée en femme, et trois ou quatre opéras comiques dont le meilleur, Polichinelle, n'est guère bon.
Le séjour de Berlioz à Rome ne le réconcilia point avec la musique italienne, qu'il détestait; à la villa Médicis, au café Gréco, il forma avec Liszt, Mendelssohn, une bande à part, connue sous le nom de Société de l'indifférence en matière universelle[13]. Mendelssohn, aussi excellent pianiste que grand compositeur, régalait d'harmonie les pensionnaires du gouvernement; ceux-ci l'arrachaient souvent à ses travaux et l'on flânait, de compagnie. On causait de Beethoven, de Schiller, de Gœthe, de Haydn, de Mozart; en sa qualité d'Allemand, Mendelssohn s'imaginait de bonne foi que le génie universel était concentré entre les rives de la Sprée et les montagnes du Tyrol: en dehors de l'Allemagne, point de salut. Jaloux comme un tigre, peu bienveillant avec ses confrères, il ne soupçonnait guère que le garçon nerveux et anguleux, au profil d'aigle, qui cheminait à côté de lui dans la rue du Corso, lui disputerait un jour les palmes de la gloire musicale, qu'il échangerait des présents avec lui, et qu'il lui donnerait l'accolade coram populo, avec plus ou moins de sincérité:—«Berlioz, écrivait-il, en 1831, est une vraie caricature, sans ombre de talent, cherchant à tâtons dans les ténèbres et se croyant le créateur d'un monde nouveau; j'ai parfois des envies de le dévorer...[14].» Doux enfant de la Germanie! C'est le même Mendelssohn qui, après un concert où Berlioz avait fait entendre des symphonies gigantesques, jouées par des masses d'exécutants, le félicitait d'avoir composé de si jolies petites romances[15].
Hector n'avait pas quitté Paris sans regret; il y laissait une personne dont il crut avoir à se plaindre et dont il voulut se venger. Nous voici vraiment en plein roman ténébreux. Ombre de Pixérécourt, pardonne!... Un beau matin, Berlioz quitte Rome, emportant un poignard et des pistolets: son projet était de s'introduire sous un déguisement chez la belle infidèle, de la tuer et de se suicider après: «J'avais à punir, nous dit-il, deux coupables et un innocent...» A Florence, une modiste lui vend un costume de soubrette; à Gênes, une seconde modiste lui refuse un second costume, le premier ayant été perdu en route; vers Porto-Maurizio, Savone, le voyageur commençait à revenir à des sentiments moins féroces et l'instinct de la conservation l'aiguillonnait un peu. On se rappelle que tout élève qui franchissait sans permission la frontière italienne était regardé comme déserteur et rayé de la liste des pensionnaires de l'Académie; cette considération n'était pas à dédaigner. Réflexion faite, Berlioz jugea prudent de s'arrêter sur la pente du crime; il avait continué de courir en poste le long des falaises de la Corniche et il se trouvait, non à Vintimille, comme il le dit dans ses Mémoires, mais à Diano Marina, petite ville de l'ancien duché de Gênes, aux environs d'Oneille. De là, il écrivit à M. Horace Vernet, directeur de l'Académie de France à Rome, une lettre dont nous ne possédons que des fragments.
«Diano Marina, 18 avril 1831.
«...Un crime odieux, un abus de confiance dont j'ai été pris pour victime, m'a fait délirer de rage depuis Florence jusqu'ici. Je volais en France pour tirer la plus juste et la plus terrible vengeance; à Gênes, un instant de vertige, la plus inconcevable faiblesse a brisé ma volonté, je me suis abandonné au désespoir d'un enfant; mais enfin j'en ai été quitte pour boire l'eau salée, être harponné comme un saumon, demeurer un quart d'heure étendu mort au soleil et avoir des vomissements violents pendant une heure; je ne sais qui m'a retiré ou m'a vu tomber par accident des remparts de la ville. Mais enfin je vis, je dois vivre pour deux sœurs, dont j'aurais causé la mort par la mienne, et vivre pour mon art[16]...»
Il résulte de cette lettre que le pauvre amoureux, volontairement ou non, se serait laissé choir du haut des