Son premier professeur de musique sérieux fut un nommé Imbert, que le malheur des temps avait jeté à la Côte-Saint-André et qui y était resté à titre d'épave. Il reçut aussi les leçons d'un M. Dorant (Alsacien de Colmar), que nous retrouvons dans un chapitre des Grotesques de la musique. La scène se passe à Lyon, où Berlioz, déjà célèbre, est venu donner un concert: «Messieurs, dit-il aux artistes de son orchestre, j'ai l'honneur de vous présenter M. Dorant, un très-habile professeur de Vienne; il a parmi vous un élève reconnaissant; cet élève, c'est moi, vous jugerez peut-être tout à l'heure que je ne lui fais pas grand honneur; cependant veuillez accueillir M. Dorant comme si vous pensiez le contraire et comme il le mérite[6].» En effet, MM. Imbert et Dorant n'avaient pas eu à se plaindre de leur disciple; dès l'âge de douze ans, celui-ci déchiffrait à première vue, chantait juste, avait composé un quintette, et jouait de trois instruments agréables en société, à savoir: la flûte, le flageolet et la guitare.
Nous voilà loin, n'est-ce pas? des biographes qui prétendaient que Monsieur Berlioz n'avait cédé qu'à une vocation tardive et que, jusqu'à l'adolescence, il s'était occupé de tout autre chose que de musique; d'abord la lettre Ire de notre recueil (à Ignace Pleyel) prouve le contraire. Et puis, la vérité ressort d'elle-même: Hector ne fut ni un petit prodige, ni un esprit en retard. Souvent la nature se dépense en premiers efforts et s'épuise après; tel qui promettait de passer pour un génie a beaucoup de peine à devenir un homme médiocre dès qu'il est arrivé à l'âge de raison; tel autre, qui n'excitait l'attention de personne, fleurit et éclate tout à coup, comme un bourgeon printanier. Casimir Delavigne, pour ne citer que lui, était toujours mis au pain sec quand il étudiait le De Viris; cependant sa réputation d'auteur dramatique fut très-précoce, puisque à vingt-six ans, il était illustre dans le quartier de l'Odéon.
M. Louis Berlioz destinait son fils à la médecine; c'était un parti sage, les pères ayant l'habitude de vouloir que leurs héritiers directs continuent les traditions de la famille, le fils d'un général étant militaire (le plus souvent) et le fils d'un avocat, avocat. Seulement, les pères proposent et les garçons disposent; nous voyons des romans remplis de ces exemples-là, sans compter que la réalité se charge quelquefois de copier les romans. Pour le savant et honorable médecin de la Côte-Saint-André, les pots-pourris que son fils écrivait sur des thèmes italiens n'étaient qu'un passe-temps agréable, les romances composées sur des paroles de Florian (toujours en mode mineur) servaient de soupapes de sûreté à une imagination trop échauffée; pour Hector Berlioz, au contraire, c'étaient les seuls travaux qui le séduisissent, les seuls auxquels il s'intéressât. Vainement, le père étalait-il dans son cabinet l'énorme traité d'ostéologie de Munro, contenant des gravures de grandeur naturelle «où les diverses parties de la charpente humaine étaient reproduites très-fidèlement»; l'adolescent, dédaignant ces superbes os, s'amusait à feuilleter le traité d'harmonie de Rameau ou celui de Catel, qu'il était parvenu à se procurer:—«Apprends ton cours d'ostéologie, dit un jour le père, je te ferai venir de Lyon une flûte garnie de nouvelles clefs...» Ce fut la première et la dernière fois, je suppose, que le sévère Munro fit progresser quelqu'un dans l'art de jouer de la flûte.
Il commençait à être temps de pousser plus à fond les insuffisantes études médicales commencées au logis; Paris, Montpellier, Strasbourg, délivraient des diplômes de docteur; M. Louis Berlioz se décida à envoyer son fils à Paris. Celui-ci s'y rendit en compagnie d'un sien cousin, excellent musicien lui-même, mais candidat moins frivole aux grades de la Faculté; par la suite, M. A. Robert devint, en effet, l'un des praticiens les plus distingués de la capitale. Les deux jeunes gens assistèrent ensemble aux leçons d'Amussat, de Thénard, de Gay-Lussac, d'Andrieux; comme Andrieux parlait littérature, Hector s'attacha surtout à ce professeur et conçut le projet de lui demander un livret d'opéra. L'auteur des Étourdis avait alors soixante-quatre ans: «Cher monsieur, répondit-il, je ne vais plus au spectacle; il me conviendrait mal, à mon âge, de vouloir faire des vers d'amour, et, en fait de musique, je ne dois plus guère songer qu'à la messe de Requiem.» Andrieux, sa lettre écrite, prit le parti de la porter au domicile de son correspondant inconnu. Il monte plusieurs étages, s'arrête devant une petite porte, à travers les fentes de laquelle s'échappe un parfum d'oignons brûlés; il frappe; un jeune homme vient lui ouvrir, maigre, anguleux, les cheveux roux et ébouriffés; c'était Berlioz, en train de préparer une gibelotte pour son repas d'étudiant, et tenant à la main une casserole:
—Ah! monsieur Andrieux, quel honneur pour moi!... Vous me surprenez dans une occupation.... Si j'avais su!
—Allons donc, ne vous excusez pas. Votre gibelotte doit être excellente et je l'aurais bien partagée avec vous; mais mon estomac ne va plus. Continuez, mon ami, ne laissez pas brûler votre dîner parce que vous recevez chez vous un académicien qui a fait des fables.
Andrieux s'assoit; on commence à causer de bien des choses, de musique surtout. A cette époque, Berlioz était déjà un glückiste féroce et intolérant:
—Hé! hé! dit le vieux professeur en hochant la tête, j'aime Gluck, savez-vous? je l'aime à la folie.
—Vous aimez Gluck, monsieur? s'écria Hector en s'élançant vers son visiteur comme pour l'embrasser. Dans ce mouvement, il brandissait sa casserole aux dépens de ce qu'elle contenait.
—Oui, j'aime Gluck, reprit Andrieux, qui ne s'était pas aperçu du geste de son interlocuteur et qui, appuyé sur sa canne, poursuivait à demi-voix une conversation intérieure... J'aime bien Piccini aussi.
—Ah! dit Berlioz froidement, en reposant sa casserole[7].
L'admiration de Gluck était venue au futur symphoniste de fragments d'Orphée qu'il avait découverts dans la bibliothèque de son père, à la Côte-Saint-André. Peu à peu, il avait consacré ses petites économies à acheter des billets pour l'Opéra, où l'on jouait des ouvrages de Spontini, de Salieri, de Méhul, tous de l'école de Gluck. En fait d'amphithéâtre, il ne fréquentait plus guère que celui de l'Académie de musique, et le cousin Robert, ayant voulu l'emmener à l'hospice de la Pitié pour y disséquer des sujets, Berlioz se sauva par la fenêtre. Jour et nuit, on l'entendait fredonner: Descends dans le sein d'Amphitrite, ou: Jouissez au destin propice, ou quelque autre mélodie de ses compositeurs favoris. Je ne crois pas trop au coup de foudre, terrassant le sensible Hector et lui révélant une vocation jusque-là confuse; cet événement extraordinaire se serait passé à une représentation des Danaïdes de Salieri[8]. Ce sont là des exagérations à l'adresse de la postérité et qu'on finit peut-être soi-même par croire exactes à force de les répéter aux gens. La froide raison ne tarde pas à abattre cet échafaudage de mélodrame; car il n'est pas admissible qu'un penchant aussi inné que celui dont nous avons montré les germes se soit jamais démenti ni oublié. Les Danaïdes ont frappé une âme très-disposée à être frappée; telle est la seule hypothèse vraisemblable et cette supposition n'a rien de commun avec les aventures de Saul sur le chemin de Damas. Quand on a, dès l'âge le plus tendre, tracé des notes sur du papier réglé, organisé des orchestres de famille, cherché des mélodies sur des paroles de Florian, trouvé le thème principal qui servira au largo de la Symphonie fantastique, on n'attend pas les Danaïdes pour savoir qu'on est musicien jusque dans les dernières fibres de son cœur. Notre héros s'est donc calomnié en prétendant qu'à un moment donné, «il allait devenir un étudiant comme tant d'autres, destiné à ajouter une obscure unité au nombre désastreux des mauvais médecins». Allons donc! est-ce qu'une organisation comme la sienne pouvait s'ignorer ainsi? est-ce que Catel, Rameau et Orphée n'avaient pas laissé de traces dans cette mémoire volage? Une vocation qui s'égare