La Damnation de Faust rivalise avec les ouvrages des plus grands maîtres et n'est pas effacée par eux; elle lutte contre le poëme de Gœthe sans se laisser dominer par lui, elle rencontre Schubert et sa Marguerite au rouet; Schubert est vaincu. Mais savez-vous à quel sublime génie cette partition fait surtout songer?... Quand vous entendez la dernière partie de l'œuvre, quand vous suivez la «course à l'abîme», si vertigineuse qu'un frisson vous saisit comme si vous étiez sur le bord d'un précipice, quand les horribles cris des démons saluent la chute de Méphisto et de sa victime, quand l'orchestre se livre à des saturnales enragées auxquelles succèdent les ineffables joies du paradis, quand vous écoutez le langage de Swedenborg mêlé aux hymnes des élus, oh! alors, savez-vous à qui vous pensez? Vous songez involontairement à Michel-Ange; oui, vous revoyez en imagination les gigantesques peintures de la chapelle Sixtine, et aucune autre comparaison ne peut s'offrir à votre esprit: il est impossible que l'analogie ne vous frappe pas, pour peu que vous ayez l'habitude de faire des rapprochements entre les différentes parties de l'art.
Maintenant que la Damnation de Faust a reconquis la brillante place qu'elle doit occuper désormais dans les annales de la musique, il serait profitable et curieux de relire les critiques du temps. Parlant du magnifique chœur de la Pâque, un rédacteur d'un journal illustré insinuait que «cette résurrection ressemblait à un De Profundis»; la Danse des paysans, ajoutait-il, «ne me paraît pas des plus réservées (chaste critique, va!); le rhythme en est pesant et empêtré et ne donne pas une haute opinion de la grâce et de la légèreté des Hongroises.» Le compte rendu signé par M. Scudo serait à citer d'un bout à l'autre: «Cette étrange composition (la Damnation de Faust) échappe à l'analyse... La Marche hongroise est un déchaînement effroyable... un amoncellement monstrueux... La chanson du Rat et de la Puce manque de rondeur, d'entrain, de gaieté... L'idée mélodique de la Danse des sylphes est empruntée à un chœur de la Nina de Paisiello: Dormi, ô cara... Dans la troisième partie, il n'y a d'un peu supportable que quelques mesures d'un menuet, etc., etc.» M. Scudo était un Italien désagréable, qui avait échoué dans la carrière de la composition et qui avait réussi dans la spécialité du dénigrement de l'école française. On lui connaissait des torts nombreux; entre autres celui d'avoir écrit d'insipides romances longtemps chantées dans les pensionnats. Il se croyait une autorité et il n'était qu'un autoritaire, mal élevé d'ailleurs; ses propres haines l'ont tué. Il a éclaté de rage, comme la grenouille de la Fontaine; il est mort, délaissé et fou.
Après l'exécution de son chef-d'œuvre, Berlioz était ruiné; il devait une somme considérable qu'il n'avait pas. Grâce à la générosité de quelques amis, il put aller moissonner des roubles, en Russie, et s'acquitter enfin envers les personnes qui l'avaient aidé dans l'infortune. «Vous gagnerez là-bas cent cinquante mille francs!» lui avait dit Balzac.—On sait qu'en imagination l'auteur de la Comédie humaine remuait les millions à la pelle; Berlioz ne gagna pas la somme annoncée, mais il rapporta de quoi faire honneur à ses engagements. A ce moment-là, la direction de l'Opéra de Paris était sur le point de devenir vacante; le directeur, M. Léon Pillet, parlait de se retirer, et sa succession était briguée par MM. Duponchel et Roqueplan, qui, malgré leur zèle, malgré leurs démarches, n'avaient pas obtenu l'appui du ministère de l'intérieur. Ces messieurs recommandèrent leur candidature à Berlioz; ils furent nommés, par l'influence du Journal des Débats. Avant cette nomination, les solliciteurs, comme on pense, étaient tout feu, tout flammes; ils comptaient reprendre Benvenuto Cellini, jouer la Nonne sanglante, confier à l'homme auquel ils devaient leur titre de directeurs un poste important; une fois le décret ministériel signé, ces belles résolutions s'évanouirent comme par enchantement. Les relations devinrent de plus en plus froides entre MM. Duponchel, Roqueplan, et leur ancien ami; celui-ci, comprenant qu'ils étaient gênés avec lui, qu'on le prenait pour un malfaiteur auquel il ne fallait pas ouvrir les portes de l'Académie de musique, écrivit à ses obligés qu'il les dégageait de toute reconnaissance à son égard et qu'il était engagé par l'impresario Jullien pour conduire l'orchestre du théâtre de Drury-Lane, à Londres. Cette détermination terminait la crise; enchantés d'être débarrassés d'un importun qu'ils ne voulaient ni accueillir ni mécontenter, MM. Roqueplan et Duponchel feignirent l'étonnement en public, mais, en particulier, ils ne dissimulèrent pas leur joie.
«Votre lettre, répondirent-ils, nous a causé de la surprise et du regret. Les termes affectueux dans lesquels vous l'avez conçue ne nous permettent pas de vous supposer le moindre ressentiment des lenteurs involontaires qui ont retardé la conclusion de nos conventions. Nous aimons à penser que vous n'avez pas voulu étouffer votre génie musical dans les limites d'une place qui a quelque chose d'administratif, et que vous préférez, à votre âge, dans toute la force de votre talent, courir toujours les nobles aventures de l'art. Quant à notre regret, il est sincère; cela nous servait et nous honorait de mettre à la tête d'un de nos services les plus importants le nom d'un homme qui rattache à lui toutes les idées de progrès et de rénovation. Nous perdons un de nos plus glorieux drapeaux pour la campagne que nous entreprenons; il nous reste à compter sur les bonnes promesses qui terminent votre lettre et à espérer qu'elles ne seront pas vaines[37].»
De quelles promesses était-il question? Nous l'ignorons; elles furent emportées avec tant d'autres dans le tourbillon de la révolution de 1848. La saison musicale, à Drury-Lane, s'ouvrit par une représentation de Lucia de Lammermoor, jouée par madame Dorus Gras, le baryton Pischek, le ténor Reeves et la basse Withworth. En même temps, on donnait le Génie du Globe, ballet de la composition de M. Maretzek, maître du chant, audit théâtre[38]. La salle était peu garnie; Lucia, opéra fort démodé, même en Angleterre, n'attirait plus la foule, et Berlioz, qui avait fait une mauvaise affaire en liant sa destinée à celle de Jullien, devina que cette équipée se terminerait par une banqueroute. Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser; pour comble de malheur, les événements politiques, en France, tournèrent à la tragédie des barricades et aux massacres de juin. Berlioz faillit perdre sa modeste place de bibliothécaire au Conservatoire; si cette catastrophe était arrivée en un pareil moment, il n'aurait plus eu qu'à se suicider. Mais il connaissait Victor Hugo, et le grand poëte, alors au pouvoir, réussit à congédier les affamés qui flairaient d'un peu trop près les rogatons d'appointements que le Conservatoire alloue à ses bibliothécaires.
Sous la seconde République, les artistes, presque tous enrôlés dans la garde nationale, n'eurent guère d'occasions de se distinguer. En ce qui concerne le musicien dont nous écrivons la vie, nos notes, si abondantes parfois, sont insignifiantes ici; nous trouvons à peine à signaler un concert au palais de Versailles (29 octobre 1848), un autre concert à Londres, après lequel, dans un souper, miss Dolby, miss Lyon et Reeves chantèrent, en l'honneur du maître, des glees ou anciens madrigaux anglais[39]. L'année suivante, le baron Taylor offrit à Berlioz la médaille d'or que certains admirateurs de la Damnation de Faust avaient fait frapper en souvenir de cette œuvre trop rarement entendue. Le goût de la symphonie commençait à se répandre à Paris. On essaya de fonder une société, avec deux cents exécutants et choristes, donnant ses séances dans la salle Sainte-Cécile, rue de la Chaussée-d'Antin: ce fut là que Berlioz fit exécuter la seconde partie de son Enfance du Christ, attribuée (sur le programme) à Pierre Ducré, musicien imaginaire, chimérique, ayant vécu, disait-on, au XVIe siècle; il fallait bien détourner les soupçons et désarmer la