Décidé à se faire compositeur de musique à ses risques et périls, Hector manda à son père la résolution qu'il venait de prendre et entra au Conservatoire dans la classe de Lesueur. Personne ne connaît Lesueur aujourd'hui. C'était pourtant, sous la Restauration et sous le premier Empire, un homme considérable, membre de l'Institut, correspondant d'un grand nombre d'académies, et les divers gouvernements qui s'étaient succédé en France l'avaient tous accablé de leurs faveurs. Après la représentation des Bardes, Napoléon lui avait donné une tabatière d'or; Louis XVIII et Charles X l'avaient conservé comme surintendant de la chapelle royale, où, tous les dimanches, il faisait exécuter des oratorios de sa façon. Ses doctrines, sa théorie de la basse fondamentale, ses idées sur les modulations étaient autant de dogmes devant lesquels ses élèves s'inclinaient avec foi. Il avait su, à vrai dire, inspirer à ces jeunes gens une affection profonde, tant par le respect que son talent leur imposait que par l'ardeur qu'il mettait à les aider de son influence et de ses relations. Eux, se glorifiaient de son enseignement; parmi les lettres que nous publions dans ce volume, quelques-unes portent, après la signature, cette mention: Élève de Lesueur, et cela fait l'effet d'un titre de noblesse, énoncé avec orgueil.
Dans sa jeunesse, Lesueur avait été un révolutionnaire, introduisant des orchestres à Notre-Dame et publiant des brochures sur la musique d'église dramatique et descriptive. Aussi, les novateurs ne lui déplaisaient-ils pas, et, comme déjà Berlioz, dans la conversation, s'insurgeait volontiers contre certaines traditions reçues, contre certains préjugés incompréhensibles, le vieux maître avait pris en affection cet élève instruit, paradoxal, éloquent et fougueux. Les dimanches, avant la messe, il le faisait venir aux Tuileries, prenait la peine de lui expliquer le plan, les intentions, le sujet de l'œuvre qu'on allait exécuter. Après la messe, le professeur et son jeune ami allaient errer sur les bords de la Seine ou sous les ombrages du jardin des Tuileries, et Lesueur, avec sa physionomie fine, écoutait en souriant les véhéments discours de son compagnon de promenade, réfutait les opinions un peu hasardées de celui-ci et lui racontait le passé, quand le présent avait fourni trop longuement matière aux discussions sur la religion ou la philosophie.
On ne s'occupait pas seulement de musique dans la classe de Lesueur, on s'y piquait aussi de poésie. Un des élèves, nommé Gérono, qui taquinait les Muses à ses moments perdus, avait tiré du drame de Saurin, Beverley, une scène pour voix de basse, dont il avait confié les paroles à Berlioz; nous ignorons quel était le librettiste d'un autre ouvrage sur le Passage de la mer Rouge, qui date de la même époque. Hector résolut de révéler au public ces premiers essais et songea à les produire dans une représentation à bénéfice au Théâtre-Français. Il fallait l'assentiment de Talma, le bénéficiaire. «L'idée de parler au grand tragédien, de voir Néron face à face» fit reculer Berlioz, qui n'était pas timide d'ordinaire. Ne pouvant réussir dans le profane, il se retira dans le sacré, écrivit une Messe qu'on faillit exécuter à Saint-Roch, puis qu'on exécuta tout à fait, grâce à la libéralité d'un riche amateur, qui paya les violons. Très-peu de journaux parlèrent de ce début, assez médiocre; le style de l'ouvrage était une mauvaise imitation de la manière de Lesueur, et l'auteur, plus consciencieux ou plus difficile que la plupart de ses confrères, brûla son manuscrit. Un seul morceau, le Resurrexit, fut préservé des flammes: encore le compositeur l'a-t-il plus tard condamné sans rémission. Nul n'a eu la main plus prompte que lui dans ces sortes d'auto-da-fé; il y a quelques années, on a vendu à l'hôtel Drouot l'unique exemplaire de l'opus 2 de Berlioz: la Danse des Ombres, ronde nocturne pour chant et piano. L'exemplaire était accompagné de la note ci-jointe: «Curiosité et rareté. Toute l'édition de l'œuvre 2 de Berlioz a été détruite par ses ordres[9].»
Il prit part au concours pour le prix de Rome et ne fut pas même jugé digne d'entrer en loge. Cet échec alarma les parents du Dauphiné, qui n'étaient pas bien sûrs que leur enfant prodigue fût destiné à briller dans la carrière musicale. Le père ordonna à son fils de revenir en province; Hector obéit, mais, de retour à la Côte, il tomba dans un état de tristesse horrible, ne parlant à personne, passant les journées à errer dans les bois et les nuits à gémir dans l'ombre. M. Louis Berlioz finit par se laisser émouvoir: «Je consens, dit-il à son fils, à te laisser étudier la musique à Paris, mais pour quelque temps seulement; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j'ai fait tout ce qu'il y avait à faire et tu te décideras à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres: les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles[10].»
Ici, nous évitons à dessein de transcrire une scène intime que les Mémoires rapportent tout au long; elle nous a paru chargée en couleur et inutile à recueillir pour en orner cette biographie..... Nous voici de nouveau, avec Berlioz, dans la capitale, pendant l'hiver de 1826. Il commença par louer une très-petite chambre, au cinquième, dans la Cité, au coin de la rue de Harlay et du quai des Orfévres, s'imposa un régime alimentaire plus rigoureux peut-être que celui des solitaires de la Thébaïde; mais ces économies ne suffirent pas à lui permettre de s'acquitter envers l'ami généreux, qui lui avait prêté naguère douze cents francs pour l'exécution de la messe à Saint-Roch. Comme la moitié de la somme était encore due, l'ami, M. de Pons, crut bien faire en réclamant cet argent à M. Berlioz père. Celui-ci, pour le coup, signifia à son fils qu'il n'eût plus à compter sur un budget mensuel:—Qu'importe! pensa le déshérité, je suis accoutumé à vivre de peu; et puis n'ai-je pas trouvé des leçons de solfège à un franc le cachet?
Cette maigre ressource lui suffisait. Il eut la bonne fortune de rencontrer un Côtois de ses amis, étudiant en pharmacie, Antoine Charbonnel, et, comme la misère est plus facile à supporter à deux, les jeunes gens s'associèrent. Ils s'établirent, rue de la Harpe, au quartier Latin. Ils n'y menaient pas une existence de nababs; on nous a communiqué le registre sur lequel ils inscrivaient leurs dépenses quotidiennes; c'est on ne peut plus instructif.
En septembre, premier mois de l'association, ils commencent par acheter les ustensiles nécessaires à leur petit ménage: deux fourneaux, un pot à boulli (sic), une écumoire, une soupière, huit assiettes à quatre sols, et deux verres à quarante centimes. Le registre va du 6 septembre 1826 au 22 mai de l'année suivante. Les poireaux, le vinaigre, la moutarde, le fromage, l'axonge, y jouent les rôles principaux. Certaines journées paraissent avoir été terribles, surtout vers les fins de mois. Le 29 septembre, par exemple, les deux étudiants ont vécu de quelques grappes de raisin; le 30, leur dépense s'est élevée à:
«Pain... | 0 | fr. | 43 | c. | |
Sel.... | 0 | fr. | 25 | c. | |
Total... | 0 | fr. | 68 | c. | ». |
Le 1er janvier, jour où tout le monde est en fête, Charbonnel, qui avait sans doute des connaissances en ville, est allé dîner au dehors: Hector, sans parents, sans amis, est resté seul, devant les tisons éteints de son triste foyer. Il a grignoté une croûte de pain desséchée (40 centimes) en attendant la gloire et en se récitant des vers de Thomas Moore, auteur qu'il venait de découvrir et qui lui causait une impression profonde. La belle jeunesse, les espérances en l'avenir, l'ont consolé des rigueurs du présent; sa pensée s'est envolée vers les triomphes futurs et son front a frissonné sous les lèvres imaginaires d'une bonne fée qui lui promettait le génie et le succès. O songes délicieux! les plus doux, les plus enchanteurs,