Ici, M. le comte se rapprocha du feu en bâillant; et M. Champagne, se trouvant derrière son maître, tira lestement le flacon de sa poche, y but à longs traits, et le remit en place sans que l’on s’aperçût de rien.
—Te Souviens-tu, Champagne, qu’il y a trois mois environ nous avons été dans le Berry, à la terre de madame de Rosange... où j’ai été assez heureux pour rencontrer ma femme?—Oui, monsieur, ainsi qu’un jeune artiste... nommé Dermilly, je crois?...—Dermilly, oui; c’est un peintre.—Il me semble que je l’ai aperçu aussi dans les environs du château que nous venons de quitter.—Tu ne t’es pas trompé; figure-toi, Champagne, que ce diable de Dermilly, qui certainement ne cherche pas ma femme, se rencontre toujours avec elle, tandis que moi qui la cherche sans cesse, j’ai beaucoup de peine à la rencontrer.—C’est fort singulier, en effet.—Cela se conçoit, cependant; Dermilly, comme peintre, aime beaucoup à voyager pour connaître les beaux sites, pour admirer la nature... que sais-je!... ces artistes sont enthousiastes, romantiques! Ma femme, de son côté, est en extase devant une chute d’eau, une montagne ou un ravin!... Alors, ils ne pouvaient pas manquer de se rencontrer!...—Assurément, M. Dermilly admire la nature avec madame la comtesse.—C’est cela même, Champagne; oh! ils sont vraiment uniques pour cela!...—Il est fort bien, ce M. Dermilly!...—Mais, oui... Pour un peintre, il n’est pas mal... ce ne sont pas de ces traits nobles... dans mon genre.—Oh! il ne ressemble nullement à monsieur le comte!... C’est un jeune homme?—Oui... vingt-huit à trente ans à peu près.—Il a donc l’honneur de connaître madame la comtesse!—Par Dieu! je crois bien! il la connaissait même avant moi: Dermilly était son maître de dessin.—Ah! je comprends.—Ma femme avait beaucoup de goût pour la peinture... Dermilly lui montrait tout ce qu’elle voulait, mais principalement l’histoire...—Ah! c’est aussi un peintre d’histoire?—Lui! il peint tous les genres... portraits, paysages... antiques... que sais-je! il attrape parfaitement la ressemblance... il a fait le portrait de madame la comtesse; ma fille le porte à son cou... il m’a fait aussi... d’après la bosse... il m’a même fort bien attrapé... c’est surtout mon œil couvert de taffetas qui est frappant... Ma femme m’a fait sur-le-champ accrocher...—Dans son boudoir?—Non, dans le garde-meuble, à côté de mes aïeux.—Il me paraît que ce M. Dermilly a du talent...—Beaucoup de talent, Champagne, infiniment de talent... Je lui fais quelquefois l’honneur de l’inviter à dîner... quand je n’ai personne... parce que tu entends bien que mon rang... mais il me refuse toujours; il n’y a qu’à la campagne que l’on peut le posséder. Il a fait aussi le portrait de ma fille... Il est d’une complaisance extrême... Je crois que ce garçon-là ferait le portrait de mon cheval si je l’en priais... car il m’a dit en me peignant qu’il faisait aussi les bêtes quand cela se rencontrait. Il faudra que je lui fasse faire ton portrait, Champagne...—Ah! monsieur le comte est trop bon!...—Non... je le mettrai dans ma salle à manger, en regard de celui de ce pauvre caniche qui rapportait si bien.
Champagne ne répond rien, mais je le vois se retourner et porter le flacon à ses lèvres, pendant que M. le comte se caresse le gras de ses jambes.
—Mais quand je pense à la surprise que je vais causer à madame la comtesse... Après tout, c’est sa faute... je voulais l’emmener à Paris... Je veux donner un bal, une fête à plusieurs personnages importants dont je puis avoir besoin... J’ai le tact fin, Champagne, et je prévois les choses de fort loin... il n’y a personne comme moi pour deviner une destitution, une mutation, une promotion, une élévation!...—Il est facile de prévoir que M. le comte n’est pas de ces hommes auxquels on en fait accroire, répond M. Champagne en replaçant dans sa poche le flacon qu’il vient encore de visiter.
—Or donc la présence de madame la comtesse est indispensable à Paris; elle est allée en Savoie passer quelque temps à la terre d’une de ses amies, qui l’aime beaucoup, dit-on, mais dont je n’avais jamais entendu parler. Aller en Savoie dans le cœur de l’hiver!... je reconnais bien là la tête folle de madame de Francornard. N’importe, rien ne m’arrête. Je fais mettre les chevaux à ma berline, nous partons... nous voyageons sans trop nous presser, parce que je ne veux pas fatiguer mes pauvres bêtes; nous arrivons chez madame de Melval, où certes on ne m’attendait pas... car tu as vu la surprise de ma femme!—Oui, monsieur... Oh! elle a fait une grimace épouvantable!...—Comment! une grimace?...—Je veux dire que l’étonnement que votre vue lui a causé... a tellement contracté ses nerfs... que sa physionomie!... car madame la comtesse a beaucoup de physionomie!...—Infiniment, Champagne. Ah! si tu avais été là quand je lui ai annoncé que je venais la chercher pour la ramener à Paris... oh! tu aurais ri de la colère... qu’elle feignait d’éprouver!... c’étaient des mouvements de dépit!... des trépignements de pieds!... elle est vraiment gentille tout à fait!...—Oh! c’est une femme charmante que M. le comte possède là!—Oui, Champagne, c’est ce que me disent tous mes amis. Enfin, ma femme s’est calmée et elle m’a dit d’un ton extrêmement