Dans ce moment, Jacques, en passant sa main sur la fourrure qui garnissait le bonnet de la petite fille, lui fit faire un léger mouvement; elle se retourna; sa pelisse s’entr’ouvrit et nous aperçûmes un médaillon pendu à son cou avec une chaîne d’or.
—Oh! le beau joujou! dit Jacques, et nous avançons tous la tête vers la dormeuse afin de voir de plus près le bijou.
—C’est un portrait de femme! dit ma mère. Les jolis traits! les beaux yeux!... ce doit être la maman de cette petite fille; oui, je le gagerais... elle lui ressemble déjà... Mais comment ce monsieur, qui n’a qu’un œil, a-t-il fait pour devenir l’époux d’une si jolie femme?... Georget a bien raison: dans le grand monde on voit des choses étonnantes, et qui sont toutes simples pour les gens riches. Allons, mes enfants, il faut aller vous coucher; vous pourriez réveiller cette petite... et ce monsieur vous gronderait... car il n’a pas l’air de se souvenir que mon mari lui a sauvé la vie ainsi qu’à sa fille; il ne l’a seulement pas remercié!... Ah! si Georget en eût fait autant pour un pauvre Savoyard!... Mais, si on n’obligeait que les gens reconnaissants, on ne ferait pas souvent le bien!...
Nous nous éloignons à regret du lit sur lequel repose la petite fille, que je ne puis me lasser de regarder. Mais il faut obéir à notre mère, et nous nous dirigeons vers notre petit coin. En courant à notre couchette, Jacques se jette étourdiment dans les jambes du monsieur qui dormait; il se réveille en sursaut et fait un bond sur sa chaise en criant à tue-tête:—A moi! Champagne!... à moi! on attaque ton maître...
La figure du voyageur était alors si comique, que nous éclatâmes de rire, mes frères et moi.—Ce n’est rien, monsieur, ce n’est rien, lui dit ma mère, c’est mon petit Jacques qui en courant a attrapé vos jambes, v’là tout?...
—Comment, ce n’est rien! dit l’étranger, qui se frotte l’œil et revient à lui... Je vous trouve plaisante, ma mie, avec votre voilà tout!... Me réveiller ainsi quand je dors!... Donnez le fouet à tous ces polissons, et envoyez-les coucher; que je ne les entende plus... Ce n’est rien!... Je rêvais que j’étais à la chasse; et j’allais forcer le cerf quand ce petit drôle m’a fait perdre sa piste.
Ma mère se hâte de nous faire rentrer dans notre petit appartement; elle tire le rideau sur nous et nous recommande le silence. Mes frères se déshabillent et ne tardent pas à s’endormir. Pour moi, je n’ai aucune envie de me livrer au sommeil; je ne sais quelle curiosité m’agite, mais je pense à la jolie petite fille; je voudrais la revoir encore, je voudrais surtout la voir éveillée. Je garde donc mes habits; le rideau qui cache notre couchette ne ferme pas assez bien pour qu’on ne puisse apercevoir dans la chambre; m’étendant sur notre lit, et plaçant ma tête contre le rideau, je m’arrange de manière à entendre et à voir tout ce qui se passera dans notre chaumière.
A peine étions-nous retirés, que mon père revient avec le domestique du voyageur.
—Eh bien! Champagne, ma voiture?... demande le petit monsieur sans regarder mon père.—Oh! il n’y a que peu de chose à réparer... un écrou de défait... le postillon dit que ce n’est presque rien...—Je ne remonterai certainement pas dans une voiture où il manque un écrou, pour que la roue se détache et que nous versions sur la route!... Le postillon se moque de cela, il est à cheval. Il faut faire sur-le-champ raccommoder ce qui est brisé... Est-ce qu’il n’y a pas de charron dans ce maudit pays?...
—Monsieur, dit mon père, il y a bien un homme qui ferre les chevaux et travaille aux voitures, mais il demeure de l’autre côté du village...—Qu’il demeure au diable si vous voulez, mais il me le faut...—C’est fort loin... et les chemins sont si mauvais cette nuit...—Vous devez être habitué à courir sur la neige comme moi à porter une épée. Avec un gros bâton comme celui que vous tenez, vous pouvez vous soutenir partout... Est-ce que vous auriez peur, par hasard?...—Non, monsieur, non... et j’en ai donné la preuve lorsqu’au péril de ma vie j’ai arrêté vos chevaux qui vous entraînaient vers un précipice...—C’est juste!... et certainement, mon cher, je vous en récompenserai... mais il me faut absolument un charron.
Mon père se dispose à partir; ma mère court à lui et se jette dans ses bras:—Mon cher Georget! ne sors pas cette nuit, lui dit-elle; tu es déjà malade, le chemin est dangereux... demain, au point du jour, il sera temps d’aller chercher du monde.
—Demain! dit l’étranger, vous n’y pensez pas, bonne femme! demain!... Et il faudrait que j’attendisse encore une partie de la journée ici! Non pas, il faut que je parte dès le point du jour... Ne retenez pas votre mari, ne craignez rien!... je vous réponds de lui... Et, pardieu! j’en ai fait bien d’autres, moi, quand je patinais pendant des heures entières sur des bassins qui avaient jusqu’à trois pieds d’eau!...
—Laisse-moi, ma chère Marie, dit mon père en se dégageant des bras de sa femme. C’est pour nos enfants, c’est pour toi que je cherche à gagner quelque chose... La Providence me guidera sur la route; confions-nous à elle... elle doit veiller sur un père de famille.
—En disant ces mots, mon père sort de notre demeure, et ma mère, dont les yeux sont pleins de larmes, va s’asseoir contre le lit, sur lequel elle repose sa tête.
Le vieux monsieur n’a vu qu’une chose: c’est que mon père est parti pour exécuter ses ordres. Satisfait de ce côté, il se rapproche du feu qu’il attise et dans lequel il jette quelques bourrées placées près du foyer.
Le domestique est allé visiter la table sur laquelle nous avons soupé; et je lui vois faire la grimace après avoir goûté de la soupe qui restait pour mon père.
—Triste cuisine! dit-il en jetant les yeux de tous côtés.—Est-ce que monsieur le comte n’a pas faim?—Non, Champagne; d’ailleurs crois-tu que je mangerais de ce dont se nourrissent ces paysans?...—Il est certain que cela ne me semble pas fort bien accommodé!...—Ces gens-là vivent comme des brutes... Cela n’a point de palais!...—Ah! quand je pense au cuisinier de monsieur le comte... c’est là un homme de mérite!—Oui, Champagne, c’est un garçon plein de talent! je le pousserai... je lui ferai de la réputation.—Je vois qu’il ne faut pas songer à souper ici. Heureusement que nous avons bien dîné, et que demain nous trouverons quelque bonne auberge...—As-tu dans ta poche le flacon de vin d’Alicante...—Oui, monsieur.—Donne-le-moi, que j’en boive une gorgée... cela me remettra... car le souper de ces Savoyards répand une odeur pestilentielle...
Le valet tire d’une poche de son habit un assez grand flacon recouvert de paille, sur lequel il porte un œil de convoitise, et qu’il présente à son maître; celui-ci boit à même la bouteille, puis la referme avec soin et la rend à son valet, qui soupire en la remettant dans sa poche.
—Assieds-toi, Champagne, dit l’étranger, je te le permets: ce paysan sera longtemps; d’ailleurs il faut ensuite qu’il conduise le charron à ma voiture. Chauffe-toi, et entretiens le feu, car il fait horriblement froid, et je sens le vent qui me glace de tous côtés... Comment fait-on pour vivre dans de semblables masures!
M. Champagne ne se l’est pas fait répéter: il prend une chaise, s’approche du feu en se mettant du côté opposé à son maître, et paraît jouir avec délices du plaisir de se chauffer et de se reposer. Ma mère est toujours assise contre le lit, et je présume qu’elle s’est endormie. Depuis longtemps mes frères goûtent un paisible repos; je reste donc seul éveillé avec M. le comte et son valet, dont je m’amuse à écouter la conversation en les regardant fort à mon aise par un trou de notre rideau.
—Sais-tu bien, Champagne, que j’ai eu une idée excellente, et que je suis enchanté d’avoir pris un parti aussi décisif!...—Certainement, monsieur le comte... De quel parti voulez-vous parler?—Eh! parbleu! de l’idée que j’ai eue d’enlever ma fille, de l’emmener avec moi à Paris... Comme madame la comtesse sera surprise, lorsqu’en s’éveillant demain elle ne trouvera plus sa chère Adolphine!...—Ce ne sera pas une surprise agréable pour madame!... elle adore sa fille!...—Oui, Champagne; mais je veux