André le Savoyard. Paul de Kock. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Paul de Kock
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066081003
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      —Ah! si monsieur voulait être seul, dit ma mère, nous avons encore là-haut un grenier où sont les provisions d’hiver... il y a de la paille fraîche...

      —Un grenier!... de la paille! à moi?... Dis donc, Champagne, as-tu entendu cette Savoyarde? c’est vraiment trop fort!...

      Et le monsieur roulait à droite et à gauche son petit œil qu’il voulait rendre perçant. Quoique placé derrière lui, je m’en apercevais par le mouvement qu’il faisait faire à sa queue.

      —Ces paysans ne savent pas à qui ils ont l’honneur de parler, monsieur le comte.—Certainement ils ne le savent pas... Voyons, approchez-moi un fauteuil que je puisse m’asseoir.

      —Je n’ai que cette grande chaise-là, monsieur, dit mon père en avançant le siége sur lequel il se reposait ordinairement, tandis que ma mère, le retenant par la veste, lui disait à demi-voix:

      —Mais c’est ta chaise, Georget! où donc te reposeras-tu?...

      Mon père se retourna et lui fit signe de se taire; elle n’obéit qu’à regret, car le ton et les manières du voyageur ne la disposaient pas à se gêner pour lui.

      —Point de fauteuil! dit celui-ci en s’étalant sur la chaise, étendant devant le feu ses petites jambes grêles et ses mains dont les doigts étaient chargés de bagues. Comme les routes sont mal tenues!... Il faudra que j’écrive au préfet de ce département. Ah ça! dites-moi, bonhomme, quand vous êtes venu près de ma voiture qui s’enfonçait dans ces maudites neiges, vous avez crié à mon postillon d’arrêter; pourquoi cela?...—Parce qu’il se dirigeait vers un précipice que la neige lui masquait; encore quelques tours de roue et vous périssiez tous!...—En vérité?... Comment, moi, le comte de Francornard, je serais mort comme cela en roulant dans un trou!... C’est une chose extraordinaire!... Dis donc, Champagne, conçois-tu cela?... Sens-tu à quoi j’étais exposé?... Et je dormais tranquillement dans ma voiture tandis que les périls les plus grands m’environnaient!... Par Dieu! si ce n’est pas là du courage je veux être un grand sot!...—Monsieur le comte n’en fait jamais d’autres!—Tu as raison, Champagne, je n’en fais pas d’autres; mais ce dernier trait sera, je l’espère, cité dans l’histoire de ma vie!... C’est que voilà au moins la dixième fois qu’il m’arrive de dormir au moment du danger... Te souviens-tu quand le feu prit à mon hôtel, il y a un an? c’était pendant la nuit... j’ai, ma foi, fait un somme pendant qu’une cheminée entière brûlait; et si l’on ne m’avait pas réveillé, j’étais capable de dormir comme cela jusqu’au matin pendant que chacun se sauvait. Dis donc, Champagne, c’est là du sang-froid!...—C’est ce que tout le monde admire en vous, monsieur le comte.

      Pendant la conversation du maître et du valet, ma mère s’était approchée du lit sur lequel la petite fille continuait à sommeiller paisiblement.—Pauvre enfant! dit-elle, sans mon mari tu allais périr!... Ah! Georget, quel bonheur que tu aies sauvé cette charmante créature!... je suis sûre que ses yeux sont aussi doux que le reste de son visage!... Oh! quelle différence auprès de ce vilain...

      Mon père ne la laissa pas achever, et se hâta de lui imposer silence.

      —A propos, dit alors le monsieur borgne en se tournant un peu vers ma mère, ma fille dort-elle toujours?

      —Votre fille! dit la bonne Marie en jetant sur l’étranger des regards étonnés, comment, monsieur!... c’te jolie enfant, c’est votre fille?

      —Et qu’y a-t-il là de surprenant? dit le petit monsieur en relevant la tête. Si vous aviez plus de lumière dans cette chambre enfumée, vous verriez, bonne femme, que cette petite est en tout mon portrait.

      M. Champagne, s’approchant du lit, dit à son maître:—Mademoiselle dort toujours!...

      —Cette petite tiendra de moi en tout: le même sang-froid, le même calme dans le danger!... c’est dans le sang!... La famille des Francornard est connue pour cela depuis trois siècles!... Nous avons un de nos ancêtres qui s’est endormi sur un bélier au siége de Solyme...—La veille de l’assaut, monsieur le comte?—Non... le lendemain. Mon aïeul a eu deux fois un cheval abattu sous lui!...—A l’armée, monsieur le comte?—Non, au manége. Et mon père avait, quand il est mort, plus de deux cents cicatrices sur le corps... Dis donc, Champagne, deux cents cicatrices!... il n’y a pas beaucoup de gens qui pourraient en montrer autant!...—Peste! je le crois bien... c’étaient des coups d’épée, sans doute.—Non, c’étaient des piqûres de sangsue; il était extrêmement sanguin. Quant à moi, je porte sur mon visage des preuves de ma valeur!...—Il y a bien des personnes qui voudraient ressembler à monsieur le comte.—Oui, certes, Champagne; l’œil que je n’ai plus m’a fait faire bien des conquêtes...—Je crois que monsieur m’a dit que c’était en se disputant avec un Anglais qu’il l’avait perdu?—Oui, Champagne: pardieu! cette affaire-là fit assez de bruit!... nous nous disputions... à qui mangerait le plus vite... Je fus vainqueur, Champagne, et dans sa colère l’Anglais me lança à la tête un œuf dur qui fit sauter mon œil à dix pas!...—Ah! mon Dieu!...—Juge de ma fureur! si l’on ne m’avait retenu... je serais tombé sous la table!... Mais je suis bien vengé!...—Vous avez tué votre homme?—Oui, Champagne; un mois après nous avons recommencé le pari, et mon Anglais est mort d’indigestion.

      La conversation du maître et du valet ne nous avait pas empêchés, mes frères et moi, de terminer notre souper. Ma mère allait à chaque instant considérer la petite fille; puis elle revenait près de mon père qui, debout au milieu de la chambre, son chapeau et son bâton à la main, attendait qu’il plût au voyageur de donner des ordres pour sa voiture et son postillon, qui devait geler sur la route pendant que M. le comte étendait ses jambes devant la flamme ardente de notre foyer.

      —Sa fille! répétait ma mère à l’oreille de son mari toutes les fois qu’elle venait de regarder la petite dormeuse: comprends-tu cela, toi, Georget?—Oui, Marie, dans le grand monde on dit que l’on voit souvent de ces choses-là.

      —Monsieur, dit enfin mon père en s’approchant de l’étranger, votre postillon est toujours sur la route... et...—Eh bien! c’est son état d’être sur les routes!... Ce drôle-là qui allait me jeter dans un précipice!... il mériterait que je le fisse sévèrement punir!...—Je crois bien qu’il se serait fait autant de mal que monsieur!—Ah! vous croyez cela, mon cher? Dis donc, Champagne, ce Savoyard qui se permet de comparer mon existence à celle d’un postillon!...—Monsieur le comte, ces gens-là ne sont pas en état de vous comprendre.—Tu as raison, cela vit et cela meurt comme des marmottes... sans avoir eu une pensée distinguée. Cependant, il faut que je reparte le plus tôt possible... je ne saurais rester longtemps en ces lieux... cela y sent la nature d’une force à vous asphyxier? Champagne, va avec ce Savoyard rejoindre la voiture; qu’on examine bien s’il n’y a rien de cassé... qu’on la mette dans le bon chemin; et, dès qu’il fera jour, nous partirons, je ne veux pas m’aventurer encore la nuit sur ces routes couvertes de neige.—Comptez sur ma prudence, monsieur.

      M. Champagne sort avec mon père. M. le comte se rapproche du feu et ne paraît plus s’occuper de sa fille ni de nous. Au bout de quelques minutes un son prolongé nous apprit que notre hôte ronflait comme son aïeul après la prise de Solyme.

      —Il faut vous coucher, enfants, nous dit ma mère. Votre vue ne paraît pas fort agréable à ce monsieur, qui sans doute n’aime pas les enfants; car, depuis son arrivée ici, il ne s’est pas approché une seule fois de sa fille. Avoir un bijou comme cela, et ne point l’adorer!... Ah! je n’y comprends rien!... Il faut que ces gens du grand monde aient la tête bien occupée pour oublier ainsi leurs enfants.

      —Ah! ma mère, laisse-nous encore voir la petite fille, dis-je en courant près du lit. Pierre en fit autant, et notre mère prit le petit Jacques dans ses bras afin qu’il pût la bien voir aussi.

      —Le beau bonnet! dit Pierre; les beaux habits!...—Comme elle dort!... dis-je à mon tour, ah! si elle pouvait ouvrir les yeux!... Je voudrais bien l’entendre parler,