Les Rois. Jules Lemaître. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Jules Lemaître
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066088392
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ne seraient jamais pour elle que des formules vides qu'elle répétait des lèvres et que, bonne et compatissante aux hommes, jamais, jamais elle ne leur serait «fraternelle». Et, de constater à chaque instant, chez l'honnête princesse, cette conscience sereine de la préexcellence de sa nature, de voir s'épanouir stupidement en elle un sentiment qu'il s'était acharné à déraciner de son propre coeur, cela remuait chez le prince quelque chose, vraiment, comme une colère haineuse de démagogue…

      Le divorce était donc complet entre sa vie extérieure et ses pensées intimes. Son père étant souvent malade, il avait été obligé, dans les derniers temps, en sa qualité de prince héritier, à une vie de parade et de représentation qui, même réduite à l'indispensable, suffisait à l'accabler d'ennui. Il était un peu dans la situation d'un prêtre qui a cessé de croire et qui continue à célébrer la messe. Il haïssait ce monde de la cour: chambellans, grands officiers, hauts dignitaires, tous importants et futiles, durs au fond. Et il sentait autour de lui, encore que prosternée et muette, la défiance de tous ces gens-là et, derrière eux, l'attente déjà presque hostile de la noblesse, de la bourgeoisie financière, du haut clergé, de toutes les classes privilégiées… Sans doute, c'était, par définition, un pouvoir sans limites que son père venait de lui remettre; mais, en réalité, ce pouvoir n'était absolu qu'à la condition d'agir dans le sens des institutions séculaires qui tiraient de lui leur origine et qui lui servaient de support. Quelle masse énorme de mauvaises volontés, d'intérêts et de traditions il lui faudrait rompre pour faire son devoir! En aurait-il la force?

      Accoudé sur la table, le front dans les deux mains, il dit à mi-voix:

      —Ah! Frida! petite Frida! qu'est-ce que je deviendrais si je ne t'avais pas?

       Table des matières

      Belle, sereine, traînant encore, à grand plis cassés, le brocard de sa robe de cour, qu'elle n'avait pas pris le temps de quitter, Wilhelmine entra.

      Hermann se leva avec ennui:

      —Qui me vaut l'honneur?…

      —Je voulais, répondit-elle, être la première à vous féliciter après la cérémonie.

      —J'en suis fort touché, dit Hermann.

      Il ajouta avec un peu d'ironie:

      —Vous devez être heureuse, car vous voilà reine, ou tout comme.

      —Heureuse, oui… et inquiète aussi. Que Dieu vous assiste, Hermann, et qu'il vous montre votre devoir!

      —Ce qui veut dire, répliqua-t-il vivement, que, selon vous, je ne le vois pas où il est?… Oui, je sais d'avance que vous n'approuvez point mes projets et que vous êtes présentement partagée entre la joie de voir la toute-puissance dans mes mains et la terreur de ce que j'en vais faire. Je vous remercie toutefois de vos bonnes paroles.

      —Hélas! dit-elle, je n'ignore pas à quel point elles sont inutiles. Voilà des années que, vivant côte à côte, nous sommes plus séparés que s'il y avait entre nous des mers et des montagnes.

      Et, comme il protestait du geste:

      —Oh! la rupture n'a pas été publique. Je ne pourrais même pas dire quel jour elle s'est faite. Ç'a été moins une rupture qu'une sorte de déliement. Je vous sais gré d'ailleurs d'avoir sauvé les apparences… Le prince mon mari (elle eut un triste sourire) continue à se rendre officiellement et à jours fixes dans ma chambre… Mais, là même, je ne suis pour vous que la princesse royale: je ne suis pas votre femme.

      A dessein ou par hasard, elle s'était assise sur un pouf, presque aux pieds d'Hermann, la tête penchée en avant, dans une attitude qui développait la courbe grasse de son dos et de sa nuque robuste.

      Mais lui, très froidement:

      —C'est vous qui l'avez voulu… Rappelez-vous comment on nous a mariés. Vous aviez été élevée dans une petite cour surannée et pompeuse, comme une archiduchesse d'il y a deux cents ans. Moi, une fois affranchi de l'inhumaine discipline à laquelle mon père avait soumis ma première jeunesse, j'avais vécu, autant que cela m'était permis, en simple étudiant, puis en voyageur, et mon rêve était de continuer à vivre comme un particulier. Nous ne nous étions jamais vus. Cependant j'avais bon espoir: je comptais trouver en vous une femme, et je me mis à vous aimer pour votre jeunesse, votre beauté, et pour la loyauté de votre caractère… Mais vous étiez comme figée dans votre rôle; vous adoriez cette parade que je détestais, et, jusque dans notre intimité, réduite par vous presque à rien, vos sentiments et vos gestes gardaient un caractère officiel et royal…

      —Oui… l'air des Altenbourg, comme vous disiez. Cet air que vous retrouviez, chez mon père, dans tous nos portraits de famille… Mais enfin ce n'est pas un crime que de ressembler à ses aïeux?

      —Non; mais cet air signifiait, je ne sais comment, que vous aviez de vous-même, et de votre fonction, et de l'amour, et de la vie, et de toutes choses une idée qui ne pourrait jamais être la mienne, et que je vous étonnerais et vous scandaliserais toujours, quoi que je fisse. Et, ainsi, cet air a peu à peu découragé et glacé ma tendresse.

      —Cela est possible, murmura la princesse presque à voix basse, très douce et d'un ton de soumission. Je ne récrimine point… Il n'est sans doute plus temps… Parce que je ne vous ai pas aimé à la façon d'une bourgeoise, vous avez cru que je ne vous aimais pas… Et pourtant j'en aurais long à dire là-dessus.

      Elle jeta ces mots comme un aveu involontaire, et, la tête renversée dans un mouvement qui semblait offrir ses belles épaules et sa gorge de blonde, elle cherchait les yeux de son mari.

      Mais lui ne la regardait pas.

      Elle se leva rapidement et, sa fierté retrouvée, elle reprit d'un accent un peu sourd:

      —Mais ce qui est fini est fini… Vous vous êtes écarté de moi, croyant que je me retirais. Je me suis résignée… Je vous rends d'ailleurs cette justice que notre malentendu est resté une affaire entre nous deux; que, si vous m'avez délaissée, c'est pour une idée, pour un rêve, et que cette place que j'ai perdue dans votre coeur, aucune autre femme du moins ne me l'a prise…

      Il crut saisir, dans cette affectation de confiance, une allusion cachée, l'expression détournée d'un soupçon. Elle surprit le froncement de ses sourcils et, se dominant tout à fait:

      —Mais que vais-je vous dire là? Encore une fois, je ne suis venue que vous offrir l'hommage de la première de vos sujettes, de la plus dévouée et de la plus fidèle. J'ajoute seulement: «Prenez garde, roi, fils de roi, à ce que vous allez faire.» Et, pour que vous vous souveniez mieux de mon avertissement, j'ai dit qu'on vous amène votre fils.

      Elle avait repris son grand air, l'air d'imperturbable majesté des Altenbourg. Et c'est pourquoi, tandis qu'elle allait elle-même ouvrir la porte, il eut un sourire ironique et excédé.

      La gouvernante, madame de Schliefen, une vieille dame sèche et digne, poussa devant elle un enfant chétif, assez joli de traits, mais la tête trop grosse et l'air endormi.

      Une expression profondément douloureuse contracta le visage d'Hermann. Il l'aimait bien, son petit garçon, mais cela lui faisait mal de le voir. L'idée de l'injustice mystérieuse dont cet enfant était la victime, cette ironie du destin qui donnait pour dernier rejeton à toute une race de rois puissants ce pauvre petit gnome, emplissait Hermann d'une telle amertume de révolte et de protestation que ce sentiment trop fort ôtait souvent à sa tendresse paternelle la possibilité de s'exprimer. Au reste, il avait dû, comme de raison, abandonner à la mère le soin d'élever l'enfant malade, et il savait quelles leçons de prétendue dignité—à cinq ans!—et d'orgueil «professionnel» et d'étiquette imbécile on lui inculquait déjà, à ce frêle avorton royal. Et il songeait que le jour où l'enfant serait grand—à supposer qu'on pût le