Et, ainsi, après un labeur de cinquante ans, il se voyait méconnu de ceux pour qui il avait tant travaillé, haï des uns, suspect aux autres, respecté encore des nobles et des riches, mais désormais considéré par eux comme également incapable, à cause de son grand âge, soit de résister au mal par la force, soit d'y porter remède par d'apparentes concessions aux «idées nouvelles». Bref, il n'était plus, pour les uns, qu'un tyran et, pour les autres, qu'un «vieux».
C'est cela, plus encore que les infirmités et la maladie, qui l'avait décidé à déléguer ses pouvoirs à son fils aîné. Hermann passait pour libéral; la foule l'aimait et attendait de lui les «réformes» réclamées. Ce fils, dont il ne pouvait s'empêcher d'estimer l'honnêteté et la vertu, avait toujours désolé le roi Christian par l'étrangeté de sa conduite et de ses idées, de celles du moins qu'il laissait pressentir: taciturne, secret, épris de solitude, étranger aux choses militaires, ennemi de tout faste et de tout appareil, mélancolique, toujours dans les livres… Nulle pensée commune entre lui et sa femme, cette fière princesse Wilhelmine, très «vieux régime», archiduchesse dans l'âme énergique et sereine et avec qui le vieux roi se sentait en conformité de principes et de croyances. Si seulement elle avait pu avoir quelque influence sur son mari! Mais, depuis longtemps, Hermann, enfermé dans ses rêveries, l'avait découragée par sa douceur entêtée et silencieuse. Et c'était à ce fils dont il était si peu sûr que le vieillard se voyait contraint de confier le dépôt de sa royauté. Ah! le mystérieux et inquiétant dépositaire!
Trouvait-il, du moins, quelque consolation dans son autre fils? Une brute, ce prince Otto: perdu de vices, criblé de dettes, l'hôte et l'obligé de tous les barons israélites, à Paris la moitié du temps, un prince de boulevard et de restaurants de nuit.
Quant au prince Renaud, le neveu du roi, orphelin dès l'enfance (comme on meurt dans ces vieilles familles royales!) et qui s'était élevé tout seul, qu'attendre de ce fou, de ce bohème, qui ne paraissait pas une fois par an à la cour, qui vivait de pair à compagnon avec des artistes, des poètes et des journalistes et qui affichait publiquement le dédain, ou mieux l'ignorance, de sa naissance et de son rang?
Et c'était là toute la maison royale! Car fallait-il compter le fils d'Hermann, le petit prince Wilhelm, un enfant de cinq ans, chétif, névropathe déjà, toujours malade et qui, sans doute, ne vivrait pas? Pourtant, sa mère était saine et robuste, et son père avait eu une jeunesse chaste. Qu'est-ce donc qu'il expiait, cet innocent? La folie sanglante de son ancêtre Christian XI ou la folie érotique de sa trisaïeule la reine Ortrude? Ou bien payait-il le surmenage physique et moral, le labeur surhumain d'une si longue lignée de princes administrateurs et soldats, raidis toute leur vie dans une attitude et dans un effort ininterrompus et presque tous morts à la tâche? Ou bien plusieurs siècles de mariages entre consanguins ou de mariages purement politiques, mal assortis et sans amour, n'avaient-ils laissé enfin, dans les veines du dernier des Marbourg, qu'un sang corrompu et décoloré?
Pauvre race de rois! A mesure que son sang s'appauvrissait, son âme aussi semblait défaillir… Au reste, c'était ainsi dans toute l'Europe: chez la plupart des membres des familles régnantes se trahissait une diminution de la foi et de la vertu royale, une lassitude, un désenchantement ou une terreur de régner. Ils semblaient gênés d'être à part; on devinait en eux un désir inavoué de revenir à la vie normale, à la vie de tout le monde, comme si l'isolement de leur majesté leur pesait et comme s'ils en éprouvaient plus d'ennui que d'orgueil. Et non seulement beaucoup affectaient de vivre de la même façon que leurs sujets, et, s'ils gardaient autour d'eux quelque reste de cérémonial, ce n'était que par nécessité, mais encore ils sentaient comme de simples particuliers, et toutes les maladies morales du siècle envahissaient les maisons souveraines.
Et, dans une tristesse grandissante, le vieux roi passait en revue l'almanach des souverains en cette année 1900. Ici, une impératrice névrosée, empoisonnée de morphine et publiquement amie d'une écuyère de cirque. Là, une reine écrivassière qui, pouvant exercer le métier de reine, préférait celui d'homme de lettres, mendiait l'approbation de ses confrères bourgeois, se faisait imprimer dans toutes les langues et concourait pour les prix des Académies. Ailleurs, un roi morose, qui ne se montrait jamais à ses sujets, qui ne songeait qu'à faire des économies pour organiser des voyages scientifiques et qui n'aspirait qu'au renom de bon géographe. Non loin, un prince mélomane à l'âme cabotine s'était noyé une nuit, parmi ses cygnes, dans un lac des Niebelungen aux rives machinées en décors d'opéra. Un autre prince s'était suicidé avec sa maîtresse; un autre avait épousé une danseuse… C'étaient, depuis quelques années, les maisons royales qui fournissaient, à proportion, le plus de «faits divers». Les souverains s'avouaient semblables aux autres hommes. De souverains croyant à leur droit divin, il ne voyait plus que l'empereur d'Allemagne, le tsar, le Grand-Turc,—et lui enfin, le vieux roi d'Alfanie. Les autres croyaient tout au plus à l'utilité de leur mission publique et de la tradition dont ils étaient les représentants.
Et, cependant, la France républicaine, en proie au désordre chronique et secouée de fiévreux sursauts, épuisait ses forces à organiser le socialisme d'État et s'entêtait toutefois dans cette mortelle expérience. En Espagne, la République était établie depuis cinq ans. En Angleterre, en Belgique et en Italie, l'institution monarchique branlait. Quelque chose se défaisait en Europe…
—Hélas! songeait Christian XVI, les rois s'en vont parce qu'ils n'ont plus la foi.
II
Après la cérémonie, le roi fit appeler chez lui le prince héritier.
Le cabinet royal, d'architecture massive et d'une somptuosité éteinte de vieux ors roussis par le temps, était plein du souvenir des siècles. Dans une niche d'angle se détachait sur un fond d'or la statue de bronze de Christian Ier, le fondateur du royaume, casqué de deux ailes d'aigle, les deux mains sur sa grande épée, qu'il semblait ficher en terre, devant lui, comme une croix. Le fauteuil sur lequel Christian XVI était assis, très simple, en chêne sommairement sculpté, presque barbare et remarquable seulement par sa masse, était celui d'Otto III, le grand homme de la dynastie. Et, par l'une des fenêtres, on pouvait voir, de l'autre côté du fleuve, le dôme byzantin de la cathédrale de Marbourg, où, depuis neuf cents ans, tous les rois d'Alfanie avaient été sacrés.
Hermann s'approcha, l'attitude respectueuse et contrainte. Jamais il n'y avait eu la moindre intimité entre le fils et le père, soit que celui-ci fût incapable de tout abandon, soit qu'ils fussent tous deux incompréhensibles l'un pour l'autre. Faible, les yeux éteints, recroquevillé par les rhumatismes et ne remplissant plus qu'un coin de la chaire monumentale d'Otto III, Christian XVI ressemblait pourtant encore, par la coupe et l'expression du visage, aux portraits de rois, presque tous robustes, énergiques et rudes, qui couvraient les murailles de l'antique salle. Il était bien de leur race. Mais le prince Hermann, avec ses traits affinés et doux, paraissait d'une autre famille. Il avait l'air, devant cette immobile rangée de visages dominateurs, d'un clerc studieux, fourvoyé dans une assemblée de hauts barons.
Le silence se prolongeait. Enfin, le roi fit un effort et, lentement, avec une gravité volontairement solennelle:
—Mon fils, je sais que vous êtes bon, laborieux, appliqué à vos devoirs, et je sais en quelles mains loyales et pures je viens de remettre mon autorité. Et pourtant je ne puis me défendre d'une inquiétude. La situation est difficile. Le peuple, oubliant que, quelles que soient ses misères, le moyen le moins inefficace d'y remédier est encore de s'en remettre docilement