Hermann sourit.
—Ai-je dit quelque chose de si plaisant? fit le vieillard.
—Mon cher père, dit Hermann, ne vous irritez point. Je vous aime, je vous vénère, et je voudrais vous ressembler. Mais vous me sommez d'être plus qu'un homme, et, s'il est une chose dont je sois sûr, dont j'aie la preuve, à chaque instant, au plus profond de moi-même, c'est que je ne suis qu'un homme en effet. Oui, j'ai beau faire, j'ai beau me représenter combien il est étrange que je me trouve élevé au-dessus de trente millions d'autres êtres humains et que cela a dû être voulu par un Dieu… je ne perçois en moi aucune empreinte surnaturelle. Non, en vérité, je n'ai point ce sentiment d'une onction divine, analogue, je suppose, à celui qui doit remplir l'âme des prêtres croyants.
—Ce sentiment, dit le roi, priez Dieu de vous le donner, et Dieu vous le donnera.
—Dieu! laissa tomber Hermann.
—Ne croyez-vous pas en Dieu? fit impérieusement le vieux roi.
Hermann baissa les yeux et ne répondit point. Christian pétrissait de ses doigts maigres les bras du fauteuil de son ancêtre Otto III, qui, croyant en Dieu et sentant Dieu avec lui, fit mourir cinq cent mille hommes sur les champs de bataille, conquit de vastes territoires et fut un grand prince.
—Pardonnez-moi, mon père, reprit doucement Hermann, et rassurez-vous. Je crois à mon devoir, et je crois à mon droit. Si je n'ai pas, comme mes ancêtres, la claire conscience d'être directement investi par un dieu empereur des rois, je me sens investi par ces ancêtres eux-mêmes et par les générations qui leur ont obéi à travers les âges. Mon droit, s'il ne me vient pas du ciel, me vient du passé, et, s'il ne me vient pas d'en haut, il me vient d'en bas. Le peuple d'Alfanie a témoigné jusqu'ici qu'il m'aimait. C'est son consentement, c'est l'accord de sa pensée avec la mienne qui me confère mon droit divin. Après tout, cela revient au même, si vous y réfléchissez. Ayons donc confiance.
—Mais, s'il arrivait que votre pensée se trouvât en opposition avec celle d'une portion considérable de votre peuple, de la plus aveugle et de la plus dominée par ses instincts, que feriez-vous?
—Ce ne pourrait être qu'un malentendu, puisque je ne voudrai jamais que leur bien. Ce malentendu, je m'appliquerais à le dissiper par quelque témoignage éclatant de ma charité pour eux.
—Et, s'ils refusaient de comprendre?
—Je leur imposerais ma volonté, la sachant droite et bonne.
—Même par la force?
—J'ai confiance qu'ils ne me réduiront jamais à cette nécessité.
—S'ils vous y réduisaient, pourtant?
—Je serais alors le plus malheureux des hommes, mais je ferais mon devoir.
—Oui, mais, rien qu'en y songeant, vous êtes d'avance épouvanté. Pourquoi, sinon parce que votre volonté et votre jugement n'ont point d'appui en dehors de vous-même? Il y a dans le métier de roi des devoirs si terribles qu'on n'aurait jamais le courage de les accomplir si l'on ne se sentait éclairé et soutenu par une pensée et une volonté divines.
—Le sentiment de la justice, le respect de la personne humaine et la charité du genre humain me seront des lumières suffisantes. Et, voyant clair, je saurai agir.
—Que voulez-vous donc faire?
—Préparer un état social où soit diminuée la souffrance des individus et, pour cela, diminuer d'abord l'inégalité des droits.
—Croyez-vous donc que l'on supprime la souffrance par des lois et des institutions? On ne la diminue même pas, puisque l'homme, à mesure que sa condition matérielle s'améliore, découvre de nouvelles façons de souffrir. Le véritable objet de la royauté, c'est le maintien d'une hiérarchie voulue de Dieu, par laquelle l'ordre subsiste, ce premier bien des peuples, et où chacun à sa place, obéissant et se dévouant, travaille, par là-même, à son salut éternel. La douleur des créatures est peut-être dans le dessein de la Providence.
—Voilà donc un dessein que vous me dispenserez d'adorer… Je songe à ce qu'est la vie de tel ouvrier mineur qui, peinant sous terre douze heures par jour, gagne tout juste de quoi ne pas laisser sa femme et ses petits mourir de faim; je songe à de plus misérables encore, et je n'ai pas le coeur tranquille… Et, quant à cette hiérarchie sociale dont vous parlez, j'ignore si elle est l'oeuvre de Dieu, mais je sais qu'elle fut, à l'origine, l'oeuvre de la violence des hommes, et cela atténue le respect qu'elle m'inspire… Pour la première fois de ma vie, je vous dis toute ma pensée, mon père. Vous ne m'en voudrez pas?
—Nous ne parlons pas la même langue, mon fils. Nous pourrions converser longtemps ainsi sans nous comprendre. Cela est singulier. Vous avez été un bon fils, vous avez eu une jeunesse sérieuse, je n'ai jamais eu de reproche à vous faire, et cependant il y a toujours eu entre nous je ne sais quoi qui nous séparait. Ce n'est pas ma faute. Votre éducation a été un de mes grands soucis, et je me suis efforcé de former en vous, soit par les leçons, soit par l'exemple, une âme royale. Vous laissiez faire, vous n'étiez point indocile; mais, chaque jour, je vous sentais vous éloigner de moi…
Le vieillard se tut. Une larme pointait au coin de ses yeux voilés par l'âge, trop petite pour couler. Il reprit:
—Hélas! je me suis longtemps demandé si l'épreuve que vous voulez tenter était même permise. Toutefois, tentez-la selon votre conscience, puisqu'aussi bien la nécessité nous presse. Je suis sûr du moins de votre honnêteté et de votre bonne foi, et je suis persuadé que l'exercice même du pouvoir vous défera, à mesure, de vos doutes et de vos chimères. Du fond de la retraite où je vais ensevelir mes derniers jours, je prierai Dieu qu'il vous éclaire et vous fortifie et qu'il vous ait, vous et mon royaume, en sa sainte protection.
Un attendrissement gagnait Hermann, lui brouillait les yeux, lui faisait tortiller fébrilement sa moustache tombante.
—Mon cher père, dit-il, je crains que, dans cet entretien, ma parole n'ait plus d'une fois excédé ma pensée. Je suis si troublé, voyez-vous! Vous avez raison: l'action communique la foi, et je compte sur la paix que promet l'Évangile aux hommes de bonne volonté.
Et, par un mouvement qui démentait quelques-uns de ses précédents propos,
Hermann fléchit le genou et dit:
—Mon père, bénissez-moi…
III
Hermann, en rentrant chez lui, était mécontent de lui-même. Quel sentiment l'avait entraîné à dire à son père des choses que celui-ci ne pouvait entendre? Et par quelle faiblesse avait-il renié ensuite, ou peu s'en fallait,