Les Rois. Jules Lemaître. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Jules Lemaître
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066088392
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la princesse royale Wilhelmine, sa beauté paisible et un peu froide un instant échauffée par une expression de joie et de triomphe. Arrêtée devant le prince son mari, elle le salua d'une de ces révérences autrefois apprises dans la petite cour cérémonieuse de l'archiduc son père et dont elle avait scrupuleusement gardé les rites parmi la très sobre étiquette d'Alfanie.

      A cette longue révérence, encore amplifiée par le déroulement du manteau de cour qui traînait derrière elle, le prince répondit par un sourire triste. Puis il prit la main de sa femme et la baisa.

      Comme la princesse allait regagner sa place, le roi lui fit signe d'approcher.

      —Comment va mon petit-fils? demanda tout bas le vieillard.

      —Mais, très bien, sire.

      —Je l'ai trouvé un peu pâle hier, et on m'a dit ce matin qu'il n'avait pas passé une bonne nuit.

      Wilhelmine haussa la voix:

      —Je ne sais où ceux qui vous l'ont dit prennent leurs renseignements. Wilhelm est, il est vrai, un peu impressionnable et nerveux, comme le sont d'ordinaire les enfants d'une intelligence très précoce. Mais sa santé ne m'inspire aucune inquiétude sérieuse, il faut qu'on le sache.

      —Allons, tant mieux, ma fille, tant mieux, dit le roi en l'apaisant du geste.

      Cependant, le prince Hermann recevait les félicitations du prince Otto, son frère cadet. Otto inclinait avec affectation sa haute taille, sa barbe rousse en pointe et son long nez sensuel et répétait, imperceptiblement gouailleur:

      —Tous mes compliments, mon cher frère, tous mes compliments.

      Hermann répondait:

      —Je les reçois avec reconnaissance, Otto. Je les crois sincères, et je suis sûr que vous ne ferez rien pour augmenter la difficulté de ma tâche.

      —… Sais pas du tout ce que vous voulez dire, murmurait Otto.

      Mais déjà, d'un mouvement affectueux, Hermann tendait la main au prince Renaud, un grand garçon dégingandé, au front vaste et aux yeux très beaux, qui, balbutiant un peu, semblait chercher une phrase et finit par dire doucement:

      —Je te plains, mon pauvre Hermann.

      —Merci, mon cher cousin, fit simplement le prince héritier. Et merci d'être venu: cela a dû te coûter un véritable effort.

      Renaud s'éloigna, l'allure à la fois dédaigneuse et inquiète, comme un homme déshabitué de ces cérémonies. Au lieu de l'uniforme de gala auquel il avait droit, il portait un habit de cour tout uni et très sec et paraissait un peu gêné maintenant d'une simplicité de costume qui faisait tache parmi toutes ces chamarrures.

      Au moment où Renaud passait devant la double rangée des demoiselles d'honneur de la princesse royale:

      —Vous n'avez pas l'air de vous amuser beaucoup, monseigneur, chuchota derrière lui une voix de femme.

      Renaud se retourna. Celle qui l'interpellait avec cette familiarité gentille était une frêle personne; de figure délicate, avec des yeux pâles et de lourds cheveux d'un roux doré.

      —Et vous, mademoiselle Frida? dit le prince, très cordial et comme se retrouvant en connaissance.

      —Oh! moi, j'ai l'habitude… Vous arrivez de France, monseigneur?

      —J'étais à Paris le mois dernier, mademoiselle.

      —Qu'y avez-vous vu de nouveau?

      —Pas grand'chose. Paris a maintenant son métropolitain. Ça lui donne l'air moins petite ville, mais ça gâte bien ses paysages, qui étaient si jolis! Et on ne s'en écrase pas moins au carrefour Montmartre.

      —Et qu'est-ce qu'on fait, à Paris?

      —Des choses assez curieuses. La vogue y est au socialisme et aux sciences occultes, comme elle était, il y a cent vingt ans, à la Révolution et au baquet de Mesmer. On tolstoïse et on s'attendrit sur le quatrième État. Il y a eu, coup sur coup, deux ou trois grèves on ne peut plus gaies et qui ont été à la mode même dans les salons. Cela a amené, un peu partout, d'énormes désastres financiers. Joignez à cela une série de mauvaises récoltes, un climat profondément bouleversé: pas un printemps depuis quinze années. L'argent manque. On ne s'en amuse, je crois, que plus furieusement. Chacun semble dire: «Après moi, la fin du monde.»

      —Oui… la fin du vieux monde…

      Frida dit ces mots d'un accent presque solennel, comme se parlant à elle-même et poursuivant un rêve intérieur.

      Renaud répondit:

      —Peut-être.

      El, après un instant de silence:

      —Si je ne me trompe, vous avez habité la France, mademoiselle?

      —Oui, pendant trois ans.

      —Et vous l'aimez?

      —De tout mon coeur.

      —Pourquoi?

      —Parce que c'est le pays où j'ai trouvé, en somme, le moins d'hypocrisie et le plus de bonté. Et puis tout y arrive cent ans plus tôt qu'ailleurs.

      Insensiblement, Frida et le prince Renaud avaient élevé la voix, et le murmure de leur causerie s'était fait perceptible dans le sourd brouhaha de la cérémonie.

      —Eh bien! mademoiselle de Thalberg? jeta à mi-voix la princesse

       Wilhelmine.

      La jeune fille rougit et se tut. Au moment où la princesse admonestait Frida, le prince Hermann, sur son coin d'estrade, eut un froncement de sourcils et, distrait, oublia de répondre au compliment de l'ambassadeur d'Allemagne.

      Les demoiselles d'honneur défilèrent à leur tour. Arrivée devant Hermann, Frida eut un salut un peu plus profond et prolongé que celui de ses compagnes; mais, quand elle releva la tête, on eût dit qu'elle évitait les yeux du prince, qui, de son côté, paraissait examiner avec une singulière attention une bataille de Raguse peinte, en face, sur la muraille.

      Or, tandis que se déroulait la procession somptueuse et morne des princes, des ministres, des ambassadeurs et des chambellans, le vieux roi Christian avait paru s'assoupir dans son fauteuil.

      Le vieux roi se souvenait. Cette cérémonie sans joie, où l'on sentait partout quelque chose de contraint, une défiance et un découragement, lui en rappelait une autre, magnifique et chaude celle-là, la fête de son couronnement, où toute l'Alfanie, peuple, bourgeoisie, noblesse, avait réellement communié dans une pensée unanime. Comme c'était beau! et de quelle invincible espérance il s'était senti soulever! Avec quelle foi, quelle conscience assurée de sa mission providentielle et de l'onction divine récente sur son jeune front il avait entrepris sa tâche de roi!

      Il y avait tout sacrifié; il avait retranché de ses affections naturelles tout ce qui ne s'accordait pas avec son devoir souverain et tout ce qui eût pu l'en détourner. Il avait presque ignoré la volupté, évitant les femmes, n'en voulant distinguer aucune. Son mariage, tout politique, n'avait été que la sanction d'un traité d'alliance avec un pays voisin. Et, pendant trente ans, il avait patiemment subi une femme bonne, sans doute, et, comme lui, pénétrée des devoirs de sa charge, mais sans grâce, de vertu rigide et de dévotion étroite.

      Tout d'abord, son zèle et son abnégation étaient récompensés. Une guerre avec l'Autriche, vaillamment menée et où il avait payé largement de sa personne, rectifiait à son profit les frontières de l'Alfanie. Son peuple l'adorait. Par sa sévère économie et sa scrupuleuse application aux affaires, le royaume prospérait. Les ressources naturelles du sol étaient, pour la première fois, sérieusement exploitées, et l'industrie se développait avec une sorte de soudaineté et dans des proportions surprenantes. Mais alors un fait singulier se produisait. Dans ce royaume protégé auparavant contre la contagion révolutionnaire