Il est bien vrai pourtant qu'avec raison madame de Rambouillet s'était vantée d'avoir débrutalisé254 la société française, et que cette secte des précieuses, si discréditée depuis par celles qui s'y affilièrent, était parvenue à ennoblir en France le rôle de la femme; à l'entourer de cette respectueuse déférence qui faisait autrefois partie du caractère national; à faire considérer en elle la pureté de l'âme, les lumières de l'esprit, la délicatesse des sentiments, l'élégance des manières et du langage comme les conditions nécessaires de l'attachement qu'elles pouvaient inspirer. Ce sont les précieuses qui, par le tact exquis des convenances, par les promptes sympathies du cœur et de l'esprit, ont assuré à leur sexe la prééminence dans ces cercles dont l'attrait, bien mieux que les jouissances du luxe, avait fait de Paris, pendant un siècle et demi, la capitale de l'Europe. La dictature des femmes dans la société française avait passé dans les mœurs, et y subsistait longtemps après que le souvenir des précieuses, qui l'avait fondée, eut été anéanti. Le titre dont elles se paraient ne rappela plus que les travers auxquels l'exagération et le côté faux de leur doctrine avaient donné naissance et dont notre grand comique a rendu le souvenir impérissable.
La principale fondatrice de cette secte, la femme forte, la femme vertueuse, la femme gracieuse qui avait le plus contribué à en assurer la prééminence, ne connut point ce dernier chef-d'œuvre de Molière. Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, mourut, âgée de soixante-quatre ans, le 15 novembre 1671, trois mois avant la première représentation des Femmes savantes255. Julie d'Angennes, dont madame de Motteville a dit qu'il était impossible de la connaître sans désirer de lui plaire256, n'avait pas en vain redouté de subir le joug du mariage, puisque après avoir résisté pendant quatorze ans aux instances prolongées d'un homme réputé pour sa vertu, elle eut à subir comme épouse l'humiliation d'une tendresse partagée; puis les retours et les écarts successifs d'un cœur trop scrupuleux pour ne pas se débattre dans ses chaînes et trop faible pour les rompre257. Elle se fit adorer, dans la province, par ceux que repoussaient l'humeur grondeuse et les formes sévères de son mari. Lorsque, pendant la guerre civile de la Fronde, celui-ci eut été blessé, et qu'une fièvre ardente mettait ses jours en danger, elle qui, dans ces temps de trouble et de trahison, ne pouvait se fier à personne, prit en main, sans hésiter, le gouvernement de la Saintonge et de l'Angoumois, dont la défense avait été confiée au duc de Montausier258. Déjà envahies par des troupes rebelles, les populations commençaient à se révolter. Madame de Montausier, de la ruelle maritale qu'elle ne quittait ni jour ni nuit, envoya des ordres et des instructions, qui furent si bien donnés, si bien exécutés, qu'en peu de temps les soulèvements cessèrent, et que les troupes hostiles à la cause royale furent repoussées hors des limites de la province259.
Lorsque madame de Montausier eut été nommée gouvernante des enfants de France et dame d'honneur de la reine, tous ses moments furent absorbés par les devoirs de ses places; et c'est alors que madame de Motteville lui reproche d'être plus dévouée à l'estime publique qu'à l'estime particulière260. Hélas! c'est qu'à cette cour dont elle faisait partie, et où l'intérêt de son mari et de sa fille la forçait de rester, sa vertu souffrait cruellement: elle y remplissait des fonctions qui la rendaient journellement spectatrice de la vie intime du monarque; et, dans une telle situation, elle sentait le besoin d'être protégée par l'estime publique contre la crainte de perdre la sienne261. Elle avait succédé, comme dame d'honneur de la reine, à la duchesse de Navailles, si glorieusement chassée pour n'avoir pu tolérer les entrées nocturnes du roi dans la chambre des filles, et avoir fait murer la porte par où il venait.
Lorsque le roi s'éprit de madame de Montespan, madame de Montausier fut en butte à d'odieux soupçons. La reine fut avertie de cette nouvelle passion par une lettre anonyme, qui accusait madame de Montausier d'avoir conduit cette intrigue262. On sut bientôt que l'auteur de cette lettre était M. de Montespan. Il renouvela à madame de Montausier, chez laquelle il s'était introduit sans être annoncé, l'accusation écrite, et il l'accabla d'injures. Le noble cœur de Julie fut brisé par cet outrage. Elle n'était pas encore remise de la douleur qu'il lui avait causée, lorsqu'en se rendant dans la chambre de la reine, et par un couloir obscur où en plein jour était allumé un flambeau, elle vit une grande femme qui venait droit à elle: quand elle fut proche, le fantôme disparut263. Proféra-t-il, comme on l'a depuis prétendu, des plaintes ou des reproches? Il ne paraît pas qu'il en fut ainsi, puisque la frayeur qu'avait causée à madame de Montausier cette mystérieuse apparition fut telle, qu'elle ne put calmer son imagination et s'empêcher d'en parler à tout le monde; et la vive impression qu'elle en ressentit subsistant toujours, elle tomba malade. On fut obligé de la transporter à son hôtel (l'hôtel de Rambouillet); là elle fut visitée par la reine et par toute la cour, surtout par madame de Sévigné, qui, dans ses fréquentes assiduités auprès du lit de madame de Montausier264, observa avec douleur les progrès du mal auquel elle devait succomber265. La gazette officielle, en faisant connaître le jour du décès