genre d'ennui dans son château; mais elle ne pouvait s'y dérober entièrement. Dans sa position surtout, il ne lui était pas facile de rompre ces amitiés du monde, dont «la dissimulation est le lien, et l'intérêt le fondement139.» Encore moins pouvait-elle se soustraire aux devoirs de parenté. Ainsi, il lui fallait recevoir fréquemment, et avec toutes les démonstrations d'une satisfaction sincère, cette comtesse d'Harcourt, née Ornano, tante du comte de Grignan, mère du prince d'Harcourt et de cette demoiselle d'Harcourt qui fut mariée au prince de Cadaval au commencement de l'année 1671, et dont les noces, honorées de la présence du roi et de la reine, donnèrent lieu à cette belle fête à laquelle assista madame de Sévigné140. Il faut se garder de confondre cette comtesse d'Harcourt avec la princesse d'Harcourt, fille de Brancas le distrait, liée aussi avec madame de Grignan, qui lui trouvait peu d'esprit. Cette princesse d'Harcourt, dont nous avons déjà parlé141, fut nommée dame du palais, et chargée avec son mari, Henri de Lorraine, prince d'Harcourt, de conduire, en 1679, la reine d'Espagne à son époux. Le prince d'Harcourt était cousin germain de M. de Grignan142. La comtesse d'Harcourt, sa tante, habitait le Pont-Saint-Esprit, et se trouvait ainsi peu éloignée du château de Grignan, où elle allait fréquemment rendre visite. Madame de Sévigné plaint souvent sa fille d'être obligée de supporter un tel fardeau; elle souhaite d'être à Grignan, pour la débarrasser de cette vieille tante. «Après cette marque d'amitié, ajoute-t-elle, ne m'en demandez pas davantage, car je hais l'ennui à la mort: vous seule au monde seriez capable de me faire avaler ce poison, et j'aimerais fort à rire avec vous, Vardes, et le seigneur Corbeau143.» C'est par ce dernier nom que, à cause de son teint basané, madame de Grignan appelait son beau-frère l'évêque de Claudiopolis, coadjuteur de l'archevêque d'Arles son oncle144. Il était alors à Grignan, où il avait passé l'été, tout le temps de la tenue des états: homme du monde, aimable auprès des femmes, souvent à Paris et à la cour145, prudent, spirituel, fort attaché à son frère, et zélé pour la gloire de la maison de Grignan, il fut très-goûté de madame de Sévigné et de sa fille. Il ne pouvait souffrir qu'elles lui donnassent du monseigneur: «Appelez-moi plutôt Pierrot ou seigneur Corbeau,» disait-il. Il parlait et écrivait avec facilité, mais il n'aimait pas à écrire; et madame de Sévigné lui défendait toujours de répondre à ses lettres, par la crainte que, s'il se croyait obligé de le faire, il ne la prit en déplaisance: elle voulait qu'il réservât sa main droite pour jouer au brelan. Elle le raillait aussi sur son penchant pour la bonne chère, et elle attribuait à cela les attaques de goutte qu'il commençait déjà à ressentir: il n'avait alors que trente-trois ans146. Par la suite il excita l'indignation de madame de Sévigné, à cause de son ingratitude envers son oncle l'archevêque d'Arles, auquel il devait succéder147.
Des deux oncles paternels du comte de Grignan, le plus élevé en dignité, l'archevêque d'Arles, était un homme excellent, et aimé de toute la Provence148. Il avait, pendant les troubles de la Fronde, apaisé les émeutes populaires à Arles et à Marseille, et empêché que ces deux villes ne se révoltassent contre le gouvernement. En 1660, lors du voyage de la cour en Provence, Louis XIV logea chez lui; et ce fut alors qu'il le nomma commandeur de ses ordres149. Bienfaiteur de sa famille, l'archevêque d'Arles en était tendrement chéri; mais cependant il augmentait les embarras du gouverneur, parce qu'il était toujours opposé à l'évêque de Marseille pour les affaires ecclésiastiques, comme le comte de Grignan l'était pour les affaires civiles150; ce qui contribuait à accroître l'animosité de ce prélat hautain, mais habile, qui avait acquis un grand ascendant sur l'assemblée des états, une place élevée dans l'estime des ministres. Madame de Sévigné parvint à l'adoucir et à le rendre moins hostile, et elle neutralisa les effets de son influence contre les Grignan par le moyen de ses amis, de Pomponne et de le Camus, premier président de la cour des aides151. Pour toutes ces négociations elle se servait utilement de l'autre oncle de M. de Grignan, évêque et comte d'Uzès152, homme sage et prudent; plus souvent à la cour et dans son abbaye d'Angers que dans son diocèse; plein d'affection pour madame de Grignan, et très-zélé pour les intérêts de son frère; toujours empressé à faire auprès des ministres les démarches que lui demandait madame de Sévigné. Comme elle, il agissait aussi directement sur l'évêque de Marseille; et s'il ne parvenait pas à lui inspirer des sentiments de concorde et d'amitié, il l'empêchait au moins de se montrer adversaire violent153.
M. de Grignan avait un autre frère dans l'état ecclésiastique, très-différent de seigneur Corbeau par sa figure, car il était d'une beauté remarquable154: on l'avait surnommé le bel abbé. A l'époque dont nous traitons, âgé seulement de vingt-huit ans, il n'avait pas encore soutenu sa thèse en Sorbonne. Doué de capacité et ambitieux, il fut successivement agent général du clergé, abbé de Saint-Hilaire, nommé évêque d'Évreux, mais non confirmé comme tel155. Il fut sacré évêque de Carcassonne dans l'église de Grignan. Son faste et sa prodigalité contrariaient madame de Sévigné, qui aurait voulu qu'une partie de ses riches revenus ecclésiastiques fussent employés à faire du bien à ses frères156, et particulièrement au moins riche de tous, le chevalier de Grignan, Adhémar.
Plein de courage et animé d'une noble ambition, Adhémar157 parvint, par de beaux faits d'armes, au grade de maréchal de camp, lorsque son frère aîné épousa mademoiselle de Sévigné. Quoique bien jeune encore, il obtint le commandement du régiment qui portait le nom de Grignan158; et, à cette occasion, madame de Sévigné prit le soin de lui donner une devise: c'était une fusée poussée à une grande élévation, avec ces mots italiens: Che peri, purchè s'innalzi159, «Qu'elle périsse, pourvu qu'elle s'élève.» Le plus jeune de tous les Grignan, il n'avait point cette morgue de famille qui faisait dire à M. de Guilleragues que tous les Grignan étaient des glorieux. Lorsqu'on lui opposait l'exemple du chevalier Adhémar160, «Celui-là, disait-il pour ne pas se rétracter, n'est que glorioset.» Ce singulier sobriquet de petit Glorieux resta au chevalier Adhémar161. De tous ses frères, il était le plus attentif et le plus complaisant pour madame de Grignan; il lui servait de secrétaire lorsque quelque indisposition l'empêchait de tenir la plume162. Ce fut là sans doute ce qui valut à madame de Grignan les malins vaudevilles et les épigrammes que l'on composa sur elle163, moins cependant à propos d'Adhémar qu'au sujet du frère de celui-ci, nommé, à cause de sa taille, le grand chevalier. Il se trouvait alors au château de Grignan, et mourut l'année suivante à Paris, de la petite vérole, chez son oncle l'évêque d'Uzès164. C'est à ce chevalier de Grignan que madame de Sévigné défendait de monter à cheval en présence de sa fille165, tant le souvenir de la fausse couche qu'il avait occasionnée par sa chute faisait d'impression sur elle. Tels étaient dans la famille de Grignan les hommes qui se réunissaient au château de Grignan, et en composaient la société. Les filles que le comte de Grignan avait eues de son premier mariage avec Angélique-Claire d'Angennes étaient encore trop jeunes pour y figurer166. L'aînée n'avait que dix ans, et la
SÉVIGNÉ, Lettres (8 avril 1671), t. II, p. 9, édit. G.; t. II, p. 8, édit. M.
140
SÉVIGNÉ, Lettres (16 janvier et 9 février 1671), t. I, p. 299 et 313, édit. G.; t. I, p. 225 et 237, édit. M. Voyez la 3e partie de ces Mémoires, t. III, p. 314.
141
Conférez, ci-dessus, la 3e partie de ces Mémoires, t. III, p. 26 et 128.
142
SÉVIGNÉ, Lettres (6 janvier, 4 mai, 26 décembre 1672), t. I, p. 116, édit. G.; t. II, p. 285 et 420, édit. M.—(1er et 19 janv. 1674), t. III, p. 68, 194, 218, édit. M.—(28 juillet 1679), t. VI, p. 98, édit. G.
143
SÉVIGNÉ, Lettres (26 juillet 1671), t. II, p. 159, édit. G.; t. II, p. 132, édit. M.—Ibid. (9 août 1671), t. II, p. 192, édit. G.; t. II, p. 159, édit. M. Voyez la 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 135 et la note 4, et p. 454.
144
Gallia christiana, 1715, in-folio, t. I, p. 594. SÉVIGNÉ, Lettres (9 février, 17 avril, 12, 19 et 26 juillet, 2 et 19 août 1671), t. II, p. 27, 28, 134, 144, 159, 169, 192 et 196, édit. G.; t. II, p. 112, 119, 132, 240, édit. M.—Ibid. (31 mai, 5 juin 1675), t. III, p. 401 et 407, édit G.; t. III, p. 281 et 286, édit. M.
145
Des lettres de madame de Sévigné il résulte que, le 12 juillet, le coadjuteur d'Arles était à Paris, et que, le 19 du même mois, il était en Provence (t. II, p. 134 et 144, édit. G.; t. II, p. 112 et 119, édit. M.).
146
SÉVIGNÉ, Lettres (19 août 1671), t. II, p. 191, édit. G.
147
SÉVIGNÉ, Lettres inédites, 1827, in-8o (mai 1690), p. 33. Conférez la 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 127 et la note 1, et p. 135, note 3.
148
SÉVIGNÉ, Lettres (20 octobre 1675), t. IV, p. 48, édit. M.—(18 mars 1689), t. VIII, p. 400, édit. M.—Gallia christiana, t. II p. 593.—AUBENAS, Notice historique sur la maison de Grignan, p. 572-574.—François-Adhémar fut d'abord évêque de Saint-Paul, Trois-Châteaux, puis coadjuteur de l'archevêque d'Arles, auquel il succéda.
149
Conférez la 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 128, et la note 5.
150
Lettres de la marquise DE SÉVIGNÉ, édit. de la Haye, 1726.—(7 juin 1671), t. I, p. 111 (il y a des omissions dans les éditions modernes). Conférez t. II, p. 93, édit. G.; t. II, p. 78, édit. M.; in-8o.—SÉVIGNÉ, Lettres (8 avril, 20 et 27 septembre, 6 décembre 1671), t. II, p. 9, 234, 243, 304, édit. G.; t. II, p. 8, 78, 196, 214, 258, édit. M.
151
SÉVIGNÉ, Lettres (1er et 3 avril, 4 octobre, 23 et 25 déc. 1671), t. 1, p. 56 de l'édit. de la Haye; t. I, p. 437, 408; t. II, p. 220, 249 et 316, édit. G.; t. I, p. 315, 317; t. II, p. 267 et 273, édit. M.—Ibid. (27 janvier 1672), t. II, p. 321, édit. G.
152
Voyez la 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 127, note 1.
153
SÉVIGNÉ, Lettres (23 mars, 11 octobre 1671), t. I, p. 392; t. II, p. 257, édit. G.; t. I, p. 304; t. II, p. 217, édit. M.—Lettres de madame la marquise DE SÉVIGNÉ, édit. de la Haye, 1726, t. I, p. 116. (Lettre altérée dans les éditions modernes.) Conférez t. II, p. 98, édit. G.; t. II, p. 82 et 83, édit. M.—SÉVIGNÉ, Lettres (1er et 12 janvier, 3 et 10 février 1672), t. II, p. 329, 340, 369, 379, édit. G.; t. II, p. 278, 280, 312 et 321, édit. M.
154
Voyez la 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 127, note 3.
155
SÉVIGNÉ, Lettres (24 janvier 1689), t. VIII, p. 303 (27 août 1689), t. IX, p. 401, édit. M.
156
Voyez Lettres inédites et restituées de madame DE GRIGNAN (22 décembre 1677). Lettre de madame de Grignan à M. de Grignan, p. 5 d'un tirage à part. (Extrait des archives de l'École des chartes.) Louis, abbé de Grignan, fut nommé à l'évêché d'Évreux en février 1680; mais les bulles ne furent pas confirmées: au mois de mai 1681 il fut nommé évêque de Carcassonne, et sacré le 21 décembre dans l'église de Grignan.—Voyez Gallia christiana, t. VI, p. 927.—SÉVIGNÉ, Lettres (30 mars 1672), t. II, p. 374, édit. M.—(21 février 1680), t. VI, p. 169, édit. M.—(21 août 1681), t. VI, p. 425, édit. M.—(1er septembre 1680), t. VI, p. 442, édit. M.—(20 novembre 1682), t. VII, p. 104, édit. M.—(9 janvier 1682), t. VII, p. 116, édit. M.—(9 septembre 1675), t. IV, p. 90, édit. G.; t. III, p. 460, édit. M.—Ibid. (22 septembre 1688), t. VIII, p. 366, édit. G.; t. VIII, p. 91, édit. M.—Ibid. (24 janvier 1689), t. IX, p. 118, édit. G.; t. VIII, p. 303, édit. M.—(7 février 1682), t. VII, p. 104, édit. M.—(9 janvier 1683), t. VII, p. 116, édit M.
157
Voyez la 3e partie de ces Mémoires, 2e édit., chap. VIII, p. 128.
158
SÉVIGNÉ, Lettres (1er novembre 1671), t. II, p. 236, édit. M.
159
Ibid. (11 novembre 1671), t. II, p. 242, édit. M.—(2 décembre 1671), t. II, p. 300, édit. G. Cette devise est celle de Porchère d'Augier, dans la description du carrousel. Voyez TALLEMANT, Historiettes, t. III, p. 318.
160
Ibid. (15 novembre 1671.)
161
SÉVIGNÉ, Lettres (23 et 30 août 1671), t. II, p. 201, 211, édit. G.; t. II, p. 168, édit. M.
162
SÉVIGNÉ, Lettres (6 septembre 1671).
163
Conférez la parodie de la fable de la Cigale et de la Fourmi, dans le Recueil de pièces curieuses et nouvelles tant en prose qu'en vers; la Haye, 1695, in-12, t. II, seconde partie, p. 230.—Histoire de la vie et des ouvrages de la Fontaine, 1re édit., 1820, in 8o, p. 392.—Voyez ci-dessus, 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 127.
164
SÉVIGNÉ, Lettres (22, 27, 29 janvier, 3 et 10 février 1671), t. II, p. 300, 307, 309, 313, 319, édit. M.—(4 novembre 1671), t. II, p. 203, édit. G.
165
SÉVIGNÉ, Lettres (19 août 1671), t. II, p. 196, édit. G. Voyez ci-dessus, 3e partie de ces Mémoires, chap. XV, p. 84.
166
Voyez la 3e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 136.