Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
Год издания: 0
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      Ainsi, madame de Sévigné ne s'écartait pas de la société de la cour lorsqu'elle allait si souvent au faubourg. Tous ceux qu'elle avait connus dans sa jeunesse, et qui avaient fait partie de la Fronde, les Condé, les Conti et tous leurs adhérents, étaient, comme les la Rochefoucauld, comblés de faveurs par Louis XIV. C'était donc exclusivement dans cette haute région du grand monde que madame de Sévigné pouvait faire de nouvelles liaisons. Elle n'avait pas la liberté de les choisir: par intérêt pour sa famille, comme par égard pour ses amis, elle était obligée de ne pas repousser les personnes de la cour qui la recherchaient, lors même que, par la faveur du monarque ou de ses ministres, elles étaient peu dignes du rang où on les avait placées.

      Quoique madame de Sévigné eût autrefois rencontré madame Scarron chez Fouquet, et plus tard chez madame de Richelieu et chez la maréchale d'Albret, elle ne l'avait pas admise au nombre de celles dont elle devait rechercher l'amitié: ce ne fut que lorsque madame de Montespan eut, par son intimité, attiré sur madame Scarron l'attention de toute la cour que madame de Sévigné296 s'aperçut combien cette veuve du poëte burlesque était aimable et spirituelle. Madame Scarron297, madame Dufresnoy même furent alors fréquemment invitées à souper chez madame de Sévigné. Il y avait cependant une grande différence entre madame Scarron et madame Dufresnoy: celle-ci, belle et de peu d'esprit, femme d'un commis de la guerre, était fille d'un apothicaire et maîtresse de Louvois. Pour elle il avait eu le crédit de faire créer une charge nouvelle, celle de dame du lit de la reine298. Louis XIV croyait devoir tolérer dans ses ministres les faiblesses dont il n'était pas lui-même exempt. Louvois déployait alors de grands talents administratifs et une activité infatigable. Louis XIV avait besoin de lui pour l'organisation des armées destinées à conquérir la Hollande. Tous ceux qui pouvaient espérer quelque chose de Louvois (et le nombre en était grand) se montraient donc empressés de plaire à madame Dufresnoy299. Madame de Sévigné avait plusieurs raisons pour la bien accueillir. Madame de Coulanges, son amie et sa parente, était la cousine de Louvois; et c'est à ce titre qu'elle était comprise dans toutes les invitations de la cour. Or, une femme dont madame de Coulanges faisait sa compagnie habituelle ne pouvait être repoussée par madame de Sévigné. On doit remarquer qu'elle n'emploie contre madame Dufresnoy aucun de ces traits acérés qu'elle aime à lancer contre les femmes dont la conduite donnait prise à la censure; et celle-ci y prêtait plus qu'une autre par son impertinence et sa hauteur. En elle, madame de Sévigné trouve seulement à reprendre qu'on a grand tort de comparer sa beauté à l'incomparable beauté de madame de Grignan300.

      On conçoit facilement, d'après ces détails, que madame de Sévigné ne pouvait pas trop reprocher à son fils la conduite au moins légère des femmes qu'il fréquentait et le peu d'empressement qu'il avait pour les sociétés et les amis de sa mère. Sans doute chez le roi, les princes et les princesses du sang, chez les grands dignitaires, les ministres et les personnages puissants, les réunions étaient nombreuses et brillantes, les repas somptueux, les divertissements fréquents; on y donnait des bals magnifiques, on y faisait jouer la comédie, on y entendait des concerts; il y avait profusion de parures, beaucoup de belles femmes, et même de personnes aimables et spirituelles. Mais l'ambition et l'intrigue n'étaient pas un seul instant bannies de ces réunions; l'intérêt personnel y était la pensée prédominante; et l'étiquette, cette ennemie de la gaieté, ne permettait à personne de déposer en entrant son rang dans la hiérarchie sociale, ni d'oublier celui des autres.

      Ce n'était donc pas dans les sociétés de gens de cour qu'on pouvait rencontrer cette déférence mutuelle, cette affectueuse familiarité qui forment tout le charme des réunions. Ce charme disparaît pour faire place à des plaisirs où l'esprit et le cœur ne sont pour rien, quand on est convenu de s'assembler uniquement pour les délices des yeux ou des oreilles, ou pour les jouissances de la bouche. Avec de bons cuisiniers, on a des parasites assidus et des gourmets; mais on n'a pas de clients fidèles ni d'amis dévoués. Les mets les plus exquis, les vins les plus vantés ne font pas naître, parmi ceux qui s'asseyent à une même table, ce besoin réciproque d'intimité sans lequel il n'y a point de société. Ce n'est ni l'or, ni les diamants, ni les chefs-d'œuvre des modes, ni les danses les plus gracieuses, ni les sons les plus harmonieux qui plaisent le plus dans une fête: c'est l'aspect de ceux que nous connaissons et dont nous sommes connus, ou de ceux dont une renommée favorable nous a entretenus; de ceux qui réveillent en nous de touchants souvenirs, des pensées élevées, de solides attachements, de tendres sympathies, et dont la présence et l'entretien nous inspirent ce doux contentement, cette hilarité expansive qui nous font confondre tous nos sentiments dans la joie commune qui nous rassemble.

      La société que fréquentait le baron de Sévigné était de cette sorte. C'était cette société parisienne qui s'était formée par les inspirations de l'hôtel de Rambouillet, et qui, sans s'en douter, mit sa gloire et son bonheur, pendant un siècle et demi, à obéir à l'impulsion qui lui avait été donnée. De cette société, où régnaient l'égalité, l'abandon, une douce et sage liberté, les gens de cour n'étaient point exclus. Ceux qui voulaient se délasser de la contrainte de Versailles ou de Saint-Germain en Laye la recherchaient; mais ils s'y trouvaient en petit nombre, et n'y étaient admis qu'en se soumettant à l'unique condition, subie par tous, de toujours se montrer sous des dehors aimables, et de s'efforcer de plaire. La primauté du cercle appartenait à quiconque y réussissait le mieux: beauté, grâce, politesse, talent, esprit, sentiments généreux, sincérité du cœur, élégance des manières et du langage, tout ce que les deux sexes peuvent rechercher l'un dans l'autre était mis en usage pour conquérir les suffrages, pour obtenir cette souveraineté du salon qu'on se disputait au grand contentement de tous.

      L'amitié et tous les sentiments des cœurs généreux étaient restés en honneur dans les cercles de cette nouvelle société, comme à l'hôtel de Rambouillet. Le culte du beau sexe fut maintenu, mais non avec les mêmes dogmes. Les nouvelles Arthénices, jeunes, belles, spirituelles, qui aspiraient à se faire une cour nombreuse et assidue, ne pouvaient plus séduire qu'en se montrant elles-mêmes accessibles à la séduction. L'amour platonique avait perdu le pouvoir de dominer les imaginations et de faire naître les passions sans les satisfaire: on n'y avait plus foi. Pour remplir le vide que causait son absence, on le remplaça par un sentiment moins exalté, mais plus ardent. La poésie et la littérature y gagnèrent, mais non les mœurs. Les sociétés les plus aimables à cette époque se réunissaient chez des femmes connues par leurs intrigues galantes. Ce fut dans ces sociétés que chercha à se répandre le jeune baron de Sévigné: elles convenaient à son âge et à ses inclinations.

      Lui-même, dans une lettre à sa sœur, nous désigne, par une seule phrase, les femmes qu'il fréquentait alors: «Je vous dirai que je sors d'une symphonie charmante, composée des deux Camus et d'Ytier… Mais savez-vous en quelle compagnie j'étais? C'était mademoiselle de Lenclos, madame de la Sablière, madame de Salins, mademoiselle de Fiennes, madame de Montsoreau; et le tout chez mademoiselle Raymond301

      De toutes les femmes que nomme ici le baron de Sévigné, la plus humble par sa position dans le monde, c'était mademoiselle Raymond302; elle était pourtant la plus digne de considération et d'estime. Cette célèbre cantatrice, par sa beauté, sa belle voix, l'admirable talent qu'elle avait de s'accompagner du téorbe, avait fait naître bien des passions; mais sa piété l'avait garantie de toutes les séductions; elle comptait des amies parmi les femmes du plus haut rang. Madame de Sévigné avait pour cette musicienne une estime et une affection toute particulière: elle manque rarement de faire à sa fille mention des occasions qu'elle a eues de la voir303. C'est par les lettres de madame de Sévigné que nous savons que mademoiselle Raymond devint l'objet de l'admiration générale, lorsqu'en cessant l'exercice de sa profession, et presque retirée du monde, elle se fit la bienfaitrice du couvent de la Visitation du faubourg Saint-Germain, et fixa son


<p>296</p>

Voyez la 1re partie de ces Mémoires, p. 476, 2e édition.

<p>297</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (29 janvier 1672), t. II, p. 366, édit. G.; t. II, p. 310, édit. M.

<p>298</p>

LA FARE, Mémoires, t. LXV, p. 224.

<p>299</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (11 décembre 1671), t. II, p. 285, édit. G.; t. II, p. 242, édit. M. Sa fille épousa le marquis d'Aligre en 1680, et elle eut pour gendre le fameux comte de Boulainvilliers, ce grand champion de la noblesse et de la féodalité.

<p>300</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (29 janvier 1672), t. II, p. 367.—Ibid. (26 décembre 1672), t. III, p. 134.

<p>301</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (6 mars 1671), t. I, p. 362, édit. G.; t. I, p. 378, édit. M.

<p>302</p>

LORET, Muse historique (17 août 1658), liv. IX, p. 23 et 27.—GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 399.—LA FONTAINE, Œuvres, épît. XII, t. VI, p. 113. Conférez la 2e partie de ces Mémoires chap. XII, p. 146, note 3, et p. 479.

<p>303</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (18 février 1671), t. I, p. 364, édit. G.