Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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qu'elle met à écrire à son cousin, lorsqu'il la néglige, nous prouve avec quel soin elle cherchait à écarter d'elle tout soupçon de dépit ou de sentiment jaloux, quoiqu'elle ne puisse s'empêcher d'en laisser toujours percer quelque chose. Bussy avait envoyé à Paris un messager avec des lettres pour ses deux maîtresses, et il ne lui avait rien remis pour madame de Sévigné. Celle-ci profita cependant de ce même messager pour écrire à son cousin, afin de le féliciter sur les succès qu'il avait obtenus à la guerre, et dont la renommée l'avait instruite. Dans une autre lettre, où elle avait besoin de rappeler toutes celles qu'elle lui avait adressées depuis quelque temps, elle dit: «Je vous ai encore écrit par un laquais que vous avez envoyé ici, lequel était chargé de plusieurs lettres pour de belles dames. Je ne me suis pas amusée à vous chicaner de ce qu'il n'y en avait pas pour moi, et je vous fis une petite lettre en galoppant81

      Voici en quels termes elle avait écrit à Bussy sur ce point délicat, dans cette petite lettre faite en galoppant:

      «Je me trouvai hier chez madame de Monglat, qui avait reçu une de vos lettres, et madame de Gouville aussi: je croyais en avoir une chez moi, mais je me suis trompée dans mon attente, et je jugeai que vous n'aviez pas voulu confondre tant de rares merveilles. J'en suis bien aise, et je prétends avoir un de ces jours une voiture à part.»

      L'allusion qu'elle fait ici à la haute renommée de Voiture comme épistolographe, et à la double signification de son nom, qui ne serait dans toute autre occasion qu'un simple calembour, devient dans cette circonstance un éloge flatteur, et un reproche aimable, empreint du sentiment d'une noble et juste fierté.

      CHAPITRE V.

      1655

      Madame de Gouville donne une fête peu de jours après l'avanie faite à Bartet, son amant.—Détails sur Bartet.—Il est employé pendant la Fronde à d'importantes négociations.—Aventures de sa jeunesse, et comment il était parvenu.—Sa présomption et sa vanité.—Ressentiments qu'elles excitent.—Il obtient les faveurs de la marquise de Gouville.—Il tient un propos outrageant sur le duc de Candale.—Le duc de Candale s'en venge en lui faisant une avanie.—Pourquoi Mazarin abandonne Bartet dans cette circonstance.—Tout le monde rit de l'aventure de Bartet.—Épigramme à ce sujet.—Bussy mande à madame de Sévigné la querelle entre le marquis d'Humières, le comte de Nogent et la Châtre.—Détails sur Bautru, comte de Nogent.—Plaisanteries qu'il se permet au sujet de Roquelaure.—Passage d'une des lettres de madame de Sévigné sur la duchesse de Roquelaure.—Querelle entre le prince d'Harcourt et la Feuillade.—Madame de Sévigné trouve plaisante la captivité de la duchesse de Châtillon chez Fouquet.—Réflexions à ce sujet.—Bussy se rend à Compiègne.—Il sollicite de Mazarin de servir pendant l'hiver, et n'obtient rien.—Revient à Paris.—Y séjourne.—Repart pour se rendre à l'armée de Turenne.

      Le même jour que madame de Sévigné écrivit la lettre que nous venons de citer, la marquise de Gouville donnait dans son hôtel, à Paris, une fête dont le récit remplit une page entière de la Gazette de Loret82: il décrit le ballet, les scènes grotesques, les danses, le concert, et la collation. Cependant, lorsque la marquise de Gouville donnait cette fête, l'avanie qu'à cause d'elle avait éprouvée Bartet, un de ses amants, venait d'avoir lieu, et était l'objet des conversations générales. Madame de Sévigné en parle dans une lettre écrite à Bussy trois jours après celle dont nous avons fait mention en dernier, c'est-à-dire le 19 juillet83; mais elle en parle brièvement et en passant, afin de ne pas blesser son cousin. Pour bien la comprendre, il faut suppléer aux détails qu'elle n'a pas eu besoin de donner en écrivant à Bussy, qui était parfaitement instruit sur ce qui concernait celui qui faisait l'objet de cette aventure.

      Quand Mazarin était exilé et proscrit par des arrêts du parlement, du consentement du roi, c'est-à-dire de la reine régente, qui parlait en son nom, il n'en continuait pas moins, des bords du Rhin ou de la solitude des Ardennes, où il s'était réfugié, à diriger les affaires. Le gouvernement n'était pas dans le cabinet des ministres, dans la salle du conseil, dans les actes authentiques publiés au nom du roi, mais dans les résolutions et les déterminations prises par la reine régente dans les conciliabules qui avaient lieu dans la chambre de l'exilé ou dans l'oratoire de la reine. Il était alors nécessaire que la reine et son ministre pussent communiquer entre eux continuellement, et de manière à ce qu'il ne restât aucune trace de ces communications; que le secret le plus profond et le plus impénétrable fût gardé sur leur but et sur leur résultat. De là naquit l'importance des courriers de cabinet, et l'influence que ces personnages subalternes prirent à cette époque. Comme ils auraient pu être arrêtés par les partisans de la Fronde ou des princes, jugés et condamnés par les parlements, à cause de leur correspondance avec un banni déclaré ennemi de l'État, ils n'étaient chargés d'aucune dépêche, d'aucune note, d'aucun papier; mais dépositaires des pensées et des intentions secrètes du cardinal et de la reine, ils allaient et venaient continuellement, portaient les paroles de l'un et de l'autre, et prenaient à l'égard des tiers des engagements en leurs noms. On voit que durant ces temps de troubles ces courriers de cabinet n'étaient pas seulement des porteurs de dépêches, mais de véritables négociateurs. A une époque aussi agitée, lorsque les intérêts variaient sans cesse et si rapidement, lorsqu'il y avait tant d'intrigues différentes, et qu'il fallait pour les conduire tant de dissimulation et d'audace; lorsque les troupes des différents partis envahissaient le pays, et empêchaient qu'on ne pût faire le plus petit trajet sans travestissement, ce rôle de courrier de cabinet donnait à tous ceux qui l'exerçaient une réputation de capacité, de courage, de prudence et de fidélité, qui ennoblissait leurs fonctions, et les faisait jouir d'une considération supérieure à celle de la charge dont ils étaient revêtus. Bartet fut un de ceux que la reine et Mazarin employèrent en cette qualité le plus souvent et avec le plus de succès.

      Il était fils d'un paysan du Béarn. Son père lui ayant donné de l'éducation, il devint avocat au parlement de Navarre. Il séduisit la femme de chambre de l'épouse d'un conseiller de ce parlement. On voulut le forcer à épouser cette fille, très-chérie de sa maîtresse: il s'y refusa, quitta le pays, s'en alla à Rome, et, recommandé par des jésuites, il s'attacha au duc de Bouillon, puis ensuite au prince Casimir, frère du roi de Pologne, et qui lui succéda au trône. Celui-ci, lorsqu'il fut roi, nomma Bartet son résident en France. Bartet se fit ainsi connaître de Mazarin et des autres ministres de la reine, et il obtint, par l'entremise de la princesse Palatine, d'être nommé secrétaire du cabinet84. Bientôt il eut toute la confiance de la reine et de son ministre, et fut initié aux plus importants secrets d'État85. Fier de ses succès, il se fit de nombreux ennemis par sa suffisance, sa fatuité, son ton et ses manières, qui auprès des personnages élevés auxquels il avait affaire contrastaient si fort avec son humble origine. La manifestation de notre propre supériorité choque l'orgueil naturel d'autrui, lors même qu'elle semble justifiée par la prééminence du talent, de la naissance ou de la fortune; mais l'insolence d'un parvenu semble une atteinte portée à tous les droits acquis: elle blesse comme une usurpation, et révolte comme une ingratitude. Tels étaient les sentiments que faisait naître Bartet, dont la causticité d'ailleurs n'épargnait personne, pas même ses amis et ses bienfaiteurs. Bartet devint amoureux de la marquise de Gouville. Cette femme séduisante était en même temps courtisée par le duc de Candale, dont la vie fut si courte et les aventures si nombreuses86. Bartet, si inférieur au duc de Candale pour la figure et la tournure, l'emportait sur lui par certains avantages auxquels la marquise de Gouville se montrait fort sensible. Au lieu de jouir en secret d'un bonheur qui pouvait lui faire un ennemi puissant, Bartet eut l'impudence de faire parade de sa conquête d'une manière injurieuse pour son rival. En présence d'un grand nombre de personnes, dont quelques-unes faisaient l'éloge du duc de Candale comme du plus bel homme de l'époque et le plus propre à plaire aux femmes, Bartet dit, avec un ton dédaigneux, «que si on ôtait à ce beau duc ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galants, il ne


<p>81</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (14 juillet, t. I, p. 33), édit. M.—BUSSY, Mém., t. II, p. 23 de l'édit. in-12, et t. II, p. 28 de l'édit. in-4o.—Lettres de SÉVIGNÉ, t. I, p. 42 et 45 de l'édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 35 et 36, édit. M. (19 juillet).

<p>82</p>

LORET, liv. VI, p. 106, lettre 28 juillet 1655.

<p>83</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (19 juillet 1655), t. I, p. 37, édit de M., et t. I, p. 46, édit. de G. de S.-G.—BUSSY, Mém., t. II, p. 28, in-12, et de l'in-4o, t. II, p. 34.

<p>84</p>

CONRART, Mém., t. XLVIII, p. 267.

<p>85</p>

CONRART, t. XLVIII, p. 260 à 270.—MONTPENSIER, Mém., t. XLI, p. 136, 326, 488; t. XLII, p. 22.—MOTTEVILLE, Mém., t. XXXIX, p. 115, 116 et 210.—RETZ, t. XLV, p. 279, 282, 380, 388, 412, 422, 459; t. XLVI, p. 329.—GUY-JOLY, t. XLVII, p. 230.—NEMOURS, t. XXXIV, p. 510.—CONRART, t. XLVIII, p. 230.—LA ROCHEFOUCAULD, t. LI, p. 95 et 96.—DUPLESSIS, t. LVII, p. 370 et 372.—LORET, liv. III, 1652, p. 178; liv. V, 1654, p. 17.

<p>86</p>

CHAVAGNAC, Mém., t. I, p. 165, 185, 208, 210, 220, 226, 227.—MOTTEVILLE, t. XXXIX, p. 210.—MONGLAT, Mém., t. L, p. 394.—CONRART, t. XLVIII, p. 265.—BUSSY, Hist. am. des Gaules, t. I, p. 1 à 42, édit. 1754.—SAUVAL, Galanteries des Rois de France t. II, p. 60, 61, 206.—RETZ, t. XLV, p. 113.—SAINT-ÉVREMOND, Œuvres, 1753, in-12, t. I, p. v et p. 34; t. III, p. 154 à 180; t. VII, p. 42.