Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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toute autre occupation, à toute autre distraction60.

      «C'était, dit Lenet, un plaisir très-grand de voir toutes les jeunes dames qui composaient cette cour-là, tristes ou gaies, suivant les visites rares ou fréquentes qui leur venaient, et suivant la nature des lettres qu'elles recevaient; et comme on savait à peu près les affaires des unes et des autres, il était aisé d'entrer assez avant pour s'en divertir. Il y en avait qui étaient servies d'un même galant; d'autres qui croyaient l'être de plusieurs, et qui ne l'étaient de personne, et d'autres qui l'auraient voulu être d'un autre que de celui qui les galantisait; d'autres encore qui eussent souhaité d'être les seules qui eussent été servies de tous; et en vérité elles méritaient toutes de l'être61

      La marquise de Gouville était, de toutes les jeunes femmes qui composaient la cour de Chantilly, celle qui, par ses charmes et la vivacité de son esprit, s'attirait le plus d'adorateurs. Son mari était à l'armée du prince de Condé62, et elle se trouvait sous la surveillance de sa mère, la comtesse de Tourville; surveillance légère, qui servit plutôt à voiler qu'à empêcher les poursuites des comtes de Cessac, de Meille, de Lorges et de Guitaut, qui étaient devenus amoureux d'elle: ce dernier l'emporta sur ses rivaux63.

      A Paris, en 1655, la marquise de Gouville fut une des beautés qui contribuèrent le plus à l'agrément des fêtes nombreuses qui eurent lieu. Elle-même en donna plusieurs, et réunit la société la plus brillante. On jouait chez elle des ballets, et le bal succédait à la comédie64. Au milieu de ce grand monde de la capitale, dont elle faisait partie, et dont elle attirait les regards à tant de titres, le nombre de ses adorateurs devint bien plus considérable que lorsqu'au commencement de son mariage elle se trouvait sous la tutelle maternelle, et attachée à la petite cour de la princesse de Condé. Le maréchal Duplessis65, du Lude, le beau Candale, le présomptueux Barlet, étaient alors ceux qui se disputaient ses faveurs66. Elle vit Bussy, et il lui plut. Bussy, malgré ses engagements avec madame de Monglat, ne put se refuser à une aussi agréable conquête; mais elle fut cause qu'il se conduisit envers madame de Sévigné d'une manière à se donner les apparences de l'oubli et de l'indifférence. Madame de Sévigné était à Livry lorsque Bussy se disposait à partir pour l'armée67. Bussy avait promis à sa cousine d'aller la voir dans sa retraite champêtre; mais fort occupé, dans les derniers moments, de son double amour et de ses équipages de guerre, il différa cette visite jusqu'à la veille de son départ. Comme il se disposait à se rendre à Livry, il reçut un billet d'une de ses maîtresses, qui l'invitait à venir la trouver. Madame de Sévigné, qui attendait Bussy, ne le voyant point arriver, envoya fort tard lui demander s'il ne viendrait pas lui dire adieu. Le messager de madame de Sévigné revint avec la lettre qu'elle lui avait remise, et lui annonça qu'il n'avait point trouvé M. de Bussy au Temple, ni pu savoir où il était. Le lendemain matin, Bussy, après avoir passé hors de chez lui la nuit entière, ne trouva plus un seul moment à sa disposition, et il partit sans avoir vu sa cousine, et sans savoir qu'elle lui avait écrit68.

      CHAPITRE IV.

      1655

      Bussy, pour s'excuser, écrit à sa cousine qu'il avait passé la nuit chez le baigneur.—Explication sur ce mot.—Ce qu'étaient les hôtels garnis et les bains publics sous le siècle de Louis XIV.—Madame de Sévigné devine Bussy, ou est instruite de ses actions.—Lettre qu'elle lui écrit.—Bussy lui avoue tout.—Il lui demande réciprocité de confiance.—L'interroge sur l'amour qu'a pour elle le surintendant.—Réponse de madame de Sévigné.—Correspondance qui s'établit entre eux.—Nouvelle lettre de madame de Sévigné à Bussy.—Cette correspondance augmente l'inclination qu'ils avaient l'un pour l'autre.—Bussy se plaint de n'être pas assez aimé de sa cousine.—Comment madame de Sévigné se défend, et se justifie de désirer que Bussy reste à l'armée.—Bussy envoie un messager à Paris, avec des lettres pour ses deux maîtresses, sans écrire à madame de Sévigné.—Reproche que fait à Bussy madame de Sévigné.

      Lorsque Bussy fut arrivé devant Landrecies, dont l'armée royale avait formé le siége, il n'eut rien de plus pressé que d'écrire à sa cousine pour s'excuser d'avoir manqué à lui faire ses adieux; et pour ne pas révéler le secret de ses amours, il lui dit que dans la nuit qui avait précédé son départ il avait été coucher chez le baigneur. Pour bien comprendre la réponse que lui fit madame de Sévigné, et avoir une idée exacte des mœurs et des habitudes de cette époque, il faut expliquer à nos lecteurs ce qu'on entendait par le baigneur, lors de la jeunesse de Louis XIV.

      Il y avait alors à Paris, en plus grand nombre qu'aujourd'hui, des bains chauds nommés étuves pour la bourgeoisie, et même pour les gens de bas étage69. On comptait aussi dans cette ville une quantité d'auberges et d'hôtelleries pour toutes les conditions, puis quelques hôtels garnis magnifiquement meublés70, mais en très-petit nombre. Ces hôtels étaient principalement à l'usage de ceux de la haute noblesse qui ne faisaient pas partie de la cour, et qui n'avaient à Paris ni maison ni hôtel à eux. Pour ceux de cette classe qui en possédaient, pour les grands seigneurs et les gens de cour qui résidaient dans la capitale, il existait encore une ou deux maisons, un ou deux établissements d'un genre particulier, qu'il est difficile de définir, parce qu'il n'y en a plus de semblable: c'était bien un hôtel garni, où l'on se trouvait pourvu avec luxe de tous les besoins et de toutes les commodités de la vie, mais où l'on pouvait s'en procurer encore d'autres, qui n'existaient pas dans les meilleurs et les plus somptueux hôtels garnis.

      Ces maisons étaient ordinairement tenues par des hommes experts dans tout ce qui concernait la toilette, et renommés par leur habileté à coiffer les hommes et les femmes. Les barbiers et les baigneurs ne formaient alors qu'une seule et même profession; ils étaient constitués en corporation, sous le titre de barbiers-étuvistes; mais le maître de l'établissement dont nous parlons, et qu'on nommait le baigneur par excellence, n'était point soumis aux règlements de cette corporation. Il exerçait son état par un privilége spécial émané du roi lui-même, ou d'un des officiers de sa maison.

      On se rendait chez le baigneur par différents motifs. D'abord par raison de santé et de propreté: c'était là que l'on prenait les meilleurs bains, les bains épilatoires, les bains mêlés de parfums et de cosmétiques, par lesquels on donnait plus de vigueur au corps, plus de douceur à la peau, plus de souplesse aux membres. Cette maison était pourvue d'un grand nombre de domestiques soumis, réservés, discrets, adroits. On s'y enfermait la veille d'un départ, ou le jour même d'un retour, afin de se préparer aux fatigues qu'on allait éprouver, ou pour se remettre de celles qu'on avait essuyées. Voulait-on disparaître un instant du monde, fuir les importuns et les ennuyeux, échapper à l'œil curieux de ses gens, on allait chez le baigneur: on s'y trouvait chez soi, on était servi, choyé; on s'y procurait toutes les jouissances qui caractérisent le luxe ou la dépravation d'une grande ville. Le maître de l'établissement et tous ceux qui étaient sous ses ordres devinaient à vos gestes, à vos regards, si vous vouliez garder l'incognito; et tous ceux qui vous servaient, et dont vous étiez le mieux connu, paraissaient ignorer jusqu'à votre nom. Votre entrée et votre séjour dans cette maison étaient pour eux comme un secret d'État, qu'ils ne révélaient jamais. Aussi c'était chez le baigneur que les femmes qui ne pouvaient autrement échapper aux yeux qui les surveillaient se rendaient déguisées, le visage masqué, seules, ou conduites par leurs amants. Enfin de jeunes seigneurs, amis des plaisirs sans contrainte, ou d'une vie peu réglée, faisaient la partie de se rendre ensemble chez le baigneur, et y séjournaient quelquefois plusieurs jours, afin de se livrer plus facilement et plus secrètement à leur goût pour le jeu, le vin et la débauche. Pourtant cette maison était tellement grande et si bien distribuée en corps de logis séparés, que les personnes sages, tranquilles


<p>60</p>

LENET, t. LIII, p. 139, 140, 142, 143.

<p>61</p>

LENET, Mém., t. LIII, p. 112, 143, 155.

<p>62</p>

MONTPENSIER, Mém., t. XLI, p. 190.

<p>63</p>

LENET, Mém., t. LIII, p. 112, 113, 154, 155, 239, 266 et 513; t. LIV, p. 213.—COLIGNY-SALIGNY, Mém., 1841, in-8o, p. 24 à 31.

<p>64</p>

LORET, liv. VI, p. 106, du 17 juillet 1655.

<p>65</p>

SEGRAIS, Mém., t. II, p. 127.

<p>66</p>

CONRART, Mém., t. XLVIII, p. 200.

<p>67</p>

SÉVIGNÉ, lettres (26 juin et 3 juillet 1655), t. I, p. 30 et 32, édit. M.; t. I, p. 38 et 40, édit. G. C'est bien de la marquise de Gouville qu'il est question en cet endroit.

<p>68</p>

BUSSY, Mém., édit. 1721, t. II, p. 14, et t. II, p. 17 de l'édit. in-4o.

<p>69</p>

SAUVAL, Antiquités de Paris, t. II, p. 650.

<p>70</p>

Livre commode, contenant les adresses de la ville de Paris, 1692, in-8o, p. 54 à 89.