CHAPITRE III.
1655
Bussy continue ses assiduités auprès de madame de Sévigné.—Ses intrigues avec madame de Monglat.—Il se laisse aller aux séductions de la marquise de Gouville.—Positions des grands personnages pendant les troubles de la Fronde.—Le besoin que les princes avaient de leurs serviteurs et des nobles dans leur dépendance rapprochait les rangs.—Comment cet état de choses produisait le déréglement des mœurs.—Des filles d'honneur d'Anne d'Autriche.—La marquise de Gouville attachée à la princesse de Condé.—Détails sur cette princesse.—Lenet devient son conseiller.—Peinture qu'il fait de la cour de cette princesse à Chantilly.—Détails sur la marquise de Gouville.—Bussy lui plaît.—Le rendez-vous qu'il en reçoit l'empêche de faire ses adieux à madame de Sévigné avant de partir pour l'armée.
Pendant cette année Bussy sut mettre à profit pour ses amours tout le temps de son séjour à Paris, qui se prolongea jusqu'au moment de son départ pour l'armée. Sa cousine madame de Sévigné était encore, de toutes les femmes qu'il courtisait, celle dont l'esprit le charmait le plus, celle dont la conquête lui eût été le plus agréable; peut-être parce qu'elle était celle qui offrait le plus de difficultés. Cependant cette amitié et cette confiance qu'il en obtenait, les préférences dont elle le rendait l'objet, répandaient tant d'agrément sur sa vie, qu'il se montrait auprès d'elle aussi empressé et aussi assidu que le lui permettaient les liaisons, d'une autre nature, qu'il avait formées. Assuré de madame de Monglat comme d'un bien qui désormais lui appartenait, et qu'il croyait ne pouvoir jamais lui échapper, il se laissa entraîner aux séductions de la marquise de Gouville.
Plusieurs causes contribuèrent, durant les troubles de la Fronde, au déréglement des mœurs. Les princes et les princesses qui étaient à la tête des partis, jeunes eux-mêmes, étaient entourés d'une jeunesse active et dévouée. La prudence de l'âge mûr ou la froideur de la vieillesse eussent été peu propres à ces intrigues aventureuses, à ces agitations continuelles, à ces périls toujours renaissants, à ces rapides vicissitudes d'opinions et de partis. Ces grands personnages, souvent réduits par des revers subits à de cruelles extrémités, recevaient de la part de la jeune noblesse qui les entourait, et qui était à leurs gages, des preuves de fidélité et de dévouement d'une nature telle, qu'aucune richesse ne pouvait les payer, qu'aucun honneur ne pouvait les récompenser. Alors il était naturel qu'il s'établit une sorte d'égalité entre le supérieur et l'inférieur, entre le chef et le subordonné, tous deux liés à la même cause, tous deux risquant également pour elle leur fortune et leur vie. Cet état de choses était peu favorable à une sévère morale; et les princes, dans l'âge où l'on se laisse facilement emporter à la fougue des passions, non-seulement ne s'inquiétaient pas des déréglements qui avaient lieu autour d'eux, mais ils en donnaient eux-mêmes l'exemple. Quant aux princesses, lors même qu'elles eussent toutes été à l'abri du reproche à cet égard (et il était loin d'en être ainsi), elles ne pouvaient ni surveiller, ni scruter rigoureusement la conduite de jeunes femmes souvent forcées, pour les servir, d'entreprendre seules des voyages périlleux, d'user de continuels subterfuges et de travestissements. Lorsque leur inconduite leur était dévoilée, elles étaient d'autant moins tentées de s'en courroucer et d'y mettre un terme, que c'était à ces liaisons coupables qu'elles devaient souvent les succès des intrigues qu'elles ourdissaient pour le triomphe de leur cause. Ceci explique cette multitude d'aventures galantes qui donnèrent un caractère si particulier aux troubles de la Fronde, où les tempêtes populaires et les combats sanglants se rattachaient sans cesse aux agitations des ruelles et aux rivalités d'amour. La cour même d'Anne d'Autriche ne fut pas exempte de la contagion générale. Des six filles d'honneur de cette reine, Ségur, la seule qui n'eût point d'attraits, fut la seule qui n'eut point d'amant58.
Durant ce temps de désordres, la marquise de Gouville avait résidé près d'une princesse plus âgée qu'Anne d'Autriche, mais dont la cour, soit parce qu'elle était réunie à celle de sa belle-fille, soit par l'effet de son choix, était uniquement composée de femmes jeunes, jolies, spirituelles, et propres à seconder les entreprises les plus hasardeuses. C'était cette princesse qui faillit allumer une guerre générale en Europe, quand Henri IV vieillissant s'éprit pour elle d'une folle passion; c'était cette princesse qui dans un âge plus avancé, encore vaniteuse et coquette, se vantait d'avoir eu pour amants des papes, des rois, des cardinaux, des princes, des ducs, et de simples gentils-hommes; c'était, enfin, cette Montmorency autrefois si belle, la princesse de Condé douairière, la mère du grand Condé59.
Lenet, du parlement de Dijon, qui était son conseiller intime, nous a donné une peinture intéressante et animée de la position critique où elle se trouva à Chantilly, lorsque Condé, en 1650, et dans le plus fort de la guerre civile, en lui laissant sa femme et son fils, se fut réfugié dans son gouvernement et eut levé l'étendard de la révolte. La princesse douairière avait besoin de correspondre continuellement avec ce prince, afin d'échapper à la surveillance de Mazarin, qui cherchait à s'emparer de sa belle-fille et de son petit-fils. Toutes les jeunes femmes qui composaient sa cour étalent continuellement agitées par des alternatives de crainte et d'espérance, selon les nouvelles que l'on recevait de Paris ou de Guienne; et, au milieu de toutes ces anxiétés et de ces peines, leurs inclinations pour le plaisir s'augmentaient encore par les chances de malheur auxquelles elles étaient exposées et par l'incertitude de leur sort dans l'avenir.
On était alors à la fin du mois d'avril, et jamais on ne vit dans un séjour plus enchanteur, sous un ciel plus pur et par une plus douce température, un plus grand nombre de beautés occupées d'autant d'intrigues. Le matin, dispersées dans les jardins, sur la terrasse, sur les balcons du château, elles se promenaient solitaires, ou se réunissaient en groupes. Les unes, folâtres, chantaient ou récitaient entre elles des madrigaux, des sonnets, ou improvisaient des charades, des bouts-rimés, des énigmes; d'autres, plus sérieuses, se parlaient bas, s'écartaient, s'enfonçaient mystérieusement, et à pas lents, dans des allées du parc, ou dans des bosquets reculés; plusieurs, couchées sur la pelouse, assises sur les bords de l'étang, occupées de la lecture d'un roman ou d'une lettre, n'apercevaient rien de ce qui se passait autour d'elles.
Dans la soirée on se réunissait dans la chapelle, où la prière se faisait en commun; toutes les dames passaient ensuite dans l'appartement de la princesse, et les hommes les y suivaient. Là on tenait conseil; on lisait les lettres que l'on avait reçues de la duchesse de Longueville, les écrits plaisants ou sérieux que l'on faisait circuler en faveur des princes; on se divertissait des satires, des chansons et des bouffonneries qui pullulaient contre le cardinal Mazarin; puis l'on jouait à divers jeux, et le salon retentissait des bonds, des claquements de mains, des ris bruyants de la troupe enjouée. Tout à coup un grand silence succédait, on se rassemblait près de la princesse douairière, on se pressait autour du grand fauteuil de cette matrone de la galanterie. On était tout attention, tout oreille, quand elle consentait à raconter, avec une grâce qui lui était particulière, les faits de sa vie passée; les intrigues amoureuses de la cour de Henri IV; ses premières entrevues avec ce glorieux monarque; comment elle le reconnut un jour dans la cour