Ainsi ce captif, ce banni, cet intrigant politique, ce tribun turbulent, cet échappé des ruelles, semble n'avoir été éprouvé par tant d'aventures, sauvé miraculeusement de tant de périls, que pour venir à temps, avec toute la pompe et la magnificence d'un prince de l'Église, siéger parmi les membres de ce sénat auguste, dont les libres suffrages doivent donner au monde entier un souverain pontife25.
A Rome comme à Paris, Retz devint l'âme de toutes les intrigues qui s'agitaient contre Mazarin. Il se montra même un ennemi plus redoutable dans le conclave qu'il ne l'avait été dans le parlement, puisqu'il réussit à faire nommer pape le cardinal Chigi, que Mazarin repoussait. En même temps l'intrépide Chassebras, un de ses vicaires, quoique banni par arrêt du parlement et obligé de se cacher, parvenait à déconcerter toutes les mesures de la police, et faisait afficher dans les carrefours et les rues de la capitale des exhortations, des ordres, des mandements propres à fomenter les passions religieuses parmi le peuple, à produire un schisme dans le diocèse. Chassebras en aurait mis toutes les églises en interdit, si son archevêque l'avait voulu26. Retz ne sut pas profiter de ce retour de la fortune. Plus habile à entraver qu'à diriger, comme dans tout le cours de sa vie politique, il voulait toujours marcher à un but mal défini, sans prendre conseil des événements. De ce qu'il avait contribué à la nomination de Chigi, il s'était persuadé que celui-ci se laisserait gouverner par ses conseils. Mais il s'était trompé sur son caractère. Alexandre VII, assis sur le trône pontifical, oublia bientôt les promesses et les engagements du cardinal Chigi; il se souvint seulement qu'il était pape et le père commun des fidèles. Il suivit dans sa politique un système tout contraire à celui qui eût été favorable à Retz, et dans lequel celui-ci aurait voulu l'engager. Au lieu de chercher à tout diviser, il s'efforça de tout concilier, et fit les plus grands efforts pour procurer entre la France et l'Espagne une paix stable. Il se trouva par là engagé à soutenir Mazarin, qui tendait au même but. Alors Retz s'aperçut, mais trop tard, qu'il avait eu encore cette fois tort de ne pas suivre les conseils de ses amis, qui l'engageaient à accepter l'appui que Lyonne, l'envoyé de Mazarin, lui avait offert. Il fut obligé de reconnaître qu'il s'était encore une fois perdu par son trop de confiance en lui-même; il vit que l'or qu'il avait prodigué, les dettes qu'il avait contractées, ses intrigues, si habiles et si multipliées, par lesquelles il était parvenu à surprendre les secrets et la correspondance de Lyonne, en favorisant les désordres de sa femme, et en fomentant la division parmi ses domestiques, n'avaient servi qu'à le conduire à des résultats contraires à ceux qu'il s'était proposé d'obtenir27.
Lors de sa fuite, durant le court séjour qu'il fit soit à Machecoul, soit à Belle-Isle28, il éprouva le besoin de se justifier auprès du maréchal de la Meilleraye, dont il n'avait eu qu'à se louer, et qu'il compromettait gravement en lui manquant de parole. Mais comme il ne pouvait communiquer avec lui sans le compromettre encore plus, il prit le parti d'écrire à la marquise de Sévigné, qu'il savait être en relation avec le maréchal. Il l'instruisit donc de son évasion, en expliqua les motifs, et colora son manque de foi le mieux qu'il put. Craignant que cette lettre ne fût interceptée, il l'envoya à Ménage pour qu'il la fît parvenir à madame de Sévigné, en lui indiquant en même temps l'usage qu'elle en devait faire. Ménage avait eu avec le cardinal de Retz quelques démêlés, dont la gazette de Loret avait retenti29; mais Ménage, après avoir occupé une place dans la maison du cardinal, était trop honnête homme pour ne pas oublier tous les sujets de plainte qu'il pouvait avoir eus contre lui, et pour ne pas lui rester fidèle dans le malheur: il paraît aussi que Ménage s'était brouillé, puis réconcilié, avec Bussy. On voit, d'après la réponse de madame de Sévigné à Ménage, que tout ce qui concernait son cousin Bussy l'intéressait vivement. Elle montre un grand empressement à connaître les motifs du raccommodement qui avait eu lieu entre lui et Ménage. Sa lettre est datée des Rochers, le 1er octobre 1654. Elle commence par rendre grâce à Ménage de la diligence qu'il a mise à lui faire parvenir la lettre du cardinal, qu'elle nomme toujours le coadjuteur, par habitude, quoiqu'à cette époque il ne portât plus ce titre. Elle ne doute pas que cette lettre, qu'elle a envoyée au maréchal, ne fasse impression sur lui; puis elle ajoute: «Mais voici qui est admirable, de vous voir si bien avec toute ma famille; il y a six mois que cela n'était pas du tout si bien. Je trouve que ces changements si prompts ressemblent fort à ceux de la cour. Je vous dirai pourtant qu'à mon avis cette bonne intelligence durera davantage; et pour moi, j'en ai une si grande joie que je ne puis vous la dire, au point qu'elle est. Mais, mon Dieu! où avez-vous été pêcher ce monsieur le grand prieur, que M. de Sévigné appelait toujours mon oncle le Pirate? Il s'était mis dans la tête que c'était sa bête de ressemblance, et je trouve qu'il avait raison. Dites-moi donc ce que vous pouvez avoir à faire ensemble, aussi bien qu'avec le comte de Bussy? J'ai une curiosité étrange que vous me contiez cette affaire, comme vous me l'avez promis30.»
Elle demande ensuite à Ménage d'accorder son amitié à l'abbé de Coulanges, qui se trouvait alors avec elle aux Rochers. «S'il est vrai, dit-elle, que vous aimiez ceux que j'aime, et à qui j'ai d'extrêmes obligations, je n'aurai pas beaucoup de peine à obtenir cette grâce de vous.»
Ménage, un jour, enchanté d'une lettre que lui avait écrite mademoiselle de Chantal lorsqu'elle était son écolière, dit qu'il ne la donnerait pas pour trente mille livres. Madame de Sévigné, plaisantant sur ce fait de sa jeunesse (jamais aucune femme n'oublie ce qui a été dit ou fait de satisfaisant pour son amour-propre), termine ainsi sa lettre: «Je vous assure que vous devez être aussi content de moi que le jour où je vous écrivis une lettre de dix mille écus.» Puis, par un trait de coquetterie aimable, elle signe Marie de Rabutin-Chantal, de même qu'était signée la lettre de dix mille écus.
Dans le post-scriptum de cette même lettre elle dit: «Un compliment à M. Girault; je n'ai point reçu son livre.» Ce livre était les Miscellanea, ou les Mélanges de Ménage, dont nous avons parlé; car dans la préface latine de ce recueil Ménage nous apprend que ce fut M. Girault qui prit soin de recueillir et de mettre en ordre les pièces qui s'y trouvent. Lorsque madame de Sévigné écrivait cette lettre, cet ouvrage venait de paraître; et comme elle y était louée, nul doute qu'elle n'en eût entretenu Ménage, si elle en avait eu connaissance. Girault était un ecclésiastique, bel homme et de bonne compagnie, qui fut le secrétaire de Ménage, et devint ensuite chanoine du Mans. Ce canonicat lui fut cédé par Scarron31. Girault était en correspondance avec plusieurs beaux esprits, et s'en faisait aimer par l'empressement qu'il mettait à les tenir au courant de toutes les nouveautés littéraires32. Son admiration pour Ménage lui fit donner une place dans les satires, les épigrammes et les diatribes que cet écrivain s'attira par sa plume caustique, guerroyante et pédantesque33.
CHAPITRE II.
1655-1656
Succès