—Messieurs, je vous souhaite une bonne nuit...
Quelques instants ne s'étaient pas écoulés qu'un bruit grêle se faisait entendre, dominant la basse profonde de l'Américain; c'était l'ingénieur qui faisait sa partie dans le concert des ronflements.
Gontran essaya de lutter; mais ce fut en vain, le sommeil s'emparait de lui.
—Décidément, fit-il, c'est contagieux.
Et s'adressant à Ossipoff, toujours plongé dans ses écritures:
—Qu'y a-t-il à voir entre la lune et l'orbe de Vénus?
Le savant, un peu surpris, releva la tête.
—Rien, absolument rien, répondit-il... comme vous le savez d'ailleurs.
—En ce cas, riposta le jeune comte; comme ce rien ne m'offre non plus rien de récréatif, je vous demande la permission de prendre quelques heures de repos.
Le vieillard lui serra la main et il s'en fut prendre place sur les coussins, à côté de ses compagnons.
Il ne tarda pas à tomber en un rêve étrange:
Après avoir rejoint Séléna, il l'épousait et leur voyage de noces se faisait à travers les mondes célestes; bientôt, eux-mêmes se transformaient en étoiles, et unis pour l'éternité, dans l'immensité céleste, ils devenaient les astres favoris des amoureux terrestres.
Demeuré seul, Mickhaïl Ossipoff avait laissé tomber sa tête entre ses mains et rêvait, lui aussi, à son enfant adorée, disparue dans l'espace.
La reverrait-il jamais celle qu'il avait sacrifiée à sa passion pour la science; et la tentative désespérée qu'il faisait en ce moment n'aurait-elle pas un autre résultat que de lui faire faire une nouvelle étape dans le désert intersidéral?...
Ah! si, tout au moins, Sharp pouvait lui tomber sous la main... et ce n'était plus la rancune du savant, c'était la haine du père qui gonflait le cœur du vieillard et faisait bouillonner son sang dans ses veines...
Peu à peu, cependant, ses idées devinrent moins nettes; les silhouettes de Sharp et de Séléna s'estompèrent dans une espèce de brume... bientôt même, elles s'effacèrent complètement, et toute sensation de vie disparut.
Mickhaïl Ossipoff venait, lui aussi, de s'endormir.
Il était onze heures du matin au chronomètre du Yankee quand une main vigoureuse secoua le vieillard qui s'éveilla en sursaut.
—Qu'y a-t-il donc? balbutia-t-il, tout surpris lui-même de s'être assoupi dans cette position... Qu'arrive-t-il donc?
—Mais rien, cher monsieur, répondit l'Américain; seulement, comme il se fait tard...
Le vieillard regarda autour de lui; Gontran faisait sa barbe à l'aide d'un minuscule nécessaire de poche, et Fricoulet mesurait, au micromètre, l'arc sous-tendu par la planète Vénus qui s'encadrait dans le hublot du plafond.
Ossipoff s'avança vivement vers lui.
—Eh bien? demanda-t-il avec une légère inquiétude dans la voix.
L'ingénieur répondit tranquillement:
—Les prévisions de Telingâ étaient justes; voici vingt heures que nous avons quitté le sol lunaire et nous avons déjà franchi dix-huit cent mille kilomètres; nous avons donc effectué la sixième partie de notre voyage... vous voyez que nous sommes exactement dans les conditions nécessaires...
Cédant sa place au vieillard, il ajouta:
—Au surplus, regardez vous-même; on aperçoit déjà les phases de Vénus.
—Vénus a des phases! exclama Gontran.
Fricoulet lui lança un coup d'œil terrible et aussitôt le jeune comte, se reprenant, dit très haut:
—Oui, sir Jonathan, Vénus a des phases tout comme la lune.
—Mais je n'en ai jamais douté, répliqua l'Américain à mi-voix.
L'ingénieur vint se planter devant lui et déclara d'un ton doctoral:
—Vénus a été baptisée par les Terriens, de plusieurs noms: tantôt elle est l'Étoile du Berger ou l'astre du matin, tantôt Vesper, ou bien Lucifer, c'est la deuxième planète du système solaire et elle gravite à une distance moyenne de 26 millions 750 mille lieues de l'astre central: le Soleil.
—Et la Terre? questionna l'Américain.
Ce fut Gontran qui prit la parole d'un ton d'importance.
—La Terre est plus loin du Soleil que Vénus, son orbite a 148 millions de kilomètres de rayon ou 37 millions de lieues.
Fricoulet le regarda tout surpris.
—Mais tu es plus savant que je ne le croyais, lui chuchota-t-il à l'oreille.
—Doctus cum libro! répondit en souriant M. de Flammermont.
—Que veux-tu dire?
Le jeune comte désigna, d'un clignement d'yeux, sa couverture de voyage.
—Devine, dit-il, ce que j'ai caché là-dessous?
—Comment veux-tu que je sache?
—Un livre que j'ai trouvé dans le boulet de Sharp.
—Un livre?
—Oui, les Continents célestes, je l'ai emporté avec moi et tandis que tout à l'heure vous dormiez tous, j'ai passé deux heures à piocher Vénus...
—Ah bah!
—Et je te promets que je connais mon sujet... Ossipoff peut me pousser des colles... avec mon vade-mecum, je ne le crains plus.
—Seulement, tu as oublié les phases...
—C'est vrai... Je les avais oubliées.
Pendant que les deux amis devisaient ainsi, Farenheit, pour passer le temps, causait astronomie avec Mickhaïl Ossipoff.
—Au delà de la Terre, il n'y a plus rien, n'est-ce pas? demanda-t-il.
—Et Mars, à 56 millions de lieues!... ne le comptez-vous donc pour rien? fit Ossipoff suffoqué par tant d'ignorance.
L'Américain, qui n'avait aucune raison de se poser auprès du vieillard pour un puits de science astronomique, répondit à la suffocation d'Ossipoff par un petit haussement d'épaules plein d'indifférence.
Puis, avec un claquement de langue de mauvaise humeur:
—Mars! bougonna-t-il... la planète protectrice des soldats... en voilà une que je supprimerais de la carte céleste, si cela se pouvait.
—Ah bah! firent ensemble Fricoulet et Gontran... et pourquoi cela?
—Parce que moi, je suis un commerçant... et que la guerre nuit au commerce... si vous saviez ce que les affaires de sécession ont fait de mal aux suifs... c'est par milliers de dollars que se sont chiffrées mes pertes de cette année-là...
—Alors, vous n'aimez pas les soldats? demanda en riant M. de Flammermont.
—Je les considère comme un facteur inutile dans la société... voyez, nous, aux États-Unis, est-ce que nous