– Oh! mon cher, je crois que vous me prêtez là vos propres sentiments… Vous ne me supposez tout de même pas assez bête pour risquer un coup pareil sans y être forcé. Le malheur a voulu que je tombe entre vos mains, mais je ne songe même plus à cela. Mon but est de me débarrasser du diamant le plus vite possible et de vous tirer ma révérence. Je ne suis pas gourmand, un petit million me suffira, et ne supposez pas que je convoite votre part… Vous, au contraire, et j'ai tout lieu de le croire, vous voudriez vous attribuer la totalité de la vente, mais cela ne sera pas… Je m'y opposerai par tous les moyens, même quand je devrais sacrifier ma liberté.
Manzana parut troublé par ce raisonnement et m'affirma la pureté de ses intentions, mais avec un gredin pareil, il fallait s'attendre à tout.
C'était maintenant la paix… la paix armée, à vrai dire, et j'avais lieu d'espérer que cette trêve se prolongerait assez longtemps pour me permettre de mener à bien – c'est-à-dire au mieux de mes intérêts – cette triste aventure.
Nous allâmes retenir deux places de coin pour le train du Havre qui partait à cinq heures; il était quatre heures un quart, nous avions donc quarante-cinq minutes devant nous. Nous en profitâmes pour aller manger un morceau sur le pouce, aux environs de la gare Saint-Lazare, car nous n'étions pas assez riches pour nous payer le luxe du wagon-restaurant.
X
LA JEUNE DAME EN DEUIL ET LES DEUX VIEUX MESSIEURS
Vingt minutes avant le départ du train, nous étions confortablement installés, l'un en face de l'autre, dans un wagon de première classe.
Le compartiment dans lequel nous nous trouvions était occupé par trois voyageurs seulement: deux vieux messieurs décorés et une jeune femme en deuil.
Ces trois personnes, je l'appris en cours de route, étaient ensemble et devaient descendre à Rouen.
Un peu après Mantes, à propos de je ne sais plus quoi, l'un des vieux messieurs adressa la parole à Manzana. Celui-ci répondit d'abord, par monosyllabes, et finit par donner libre cours à son habituelle faconde.
Il se présenta comme attaché d'ambassade, puis se mit à parler de la Colombie, du Venezuela, de l'Uruguay. A l'entendre, il avait là-bas d'immenses propriétés, employait plus de mille travailleurs et se proposait d'acheter prochainement plusieurs centaines d'hectares à la Guyane.
Les voyageurs l'écoutaient avec intérêt et l'un des vieux messieurs, qui était un peu sourd, s'était même rapproché pour mieux l'entendre.
Mis en verve par les exclamations admiratives de ses voisins, Manzana pérorait, pérorait, lançait de grandes phrases ronflantes et semblait prendre plaisir à s'écouter parler. Dans le but d'émerveiller ses auditeurs et surtout la jeune dame qui buvait ses paroles, il tira de sa poche plusieurs parchemins portant les en-têtes de diverses ambassades et exhiba des photos de personnages officiels sud-américains.
– Tiens, s'écria tout à coup l'un des vieux messieurs, voici un gentleman que je crois bien reconnaître…
– C'est un de mes meilleurs amis, le senor José de Ravendoz, président de la République de San-Benito… répondit Manzana, tout heureux d'étaler ses relations… Nous avons été élevés ensemble au collège de Ricuerdo…
Le vieux monsieur prétendit connaître très bien ce Ravendoz et ce fut pendant près de vingt minutes, entre Manzana et lui, un étourdissant dialogue auquel finirent par se mêler la jeune dame et l'autre voyageur.
Je ne sais si vous êtes comme moi, mais lorsque je suis préoccupé, je ne puis entendre les gens bavarder autour de moi…
Bien que sollicité à plusieurs reprises, j'avais répondu évasivement à mes compagnons de voyage et, comme ils insistaient pour avoir mon avis tantôt sur une question, tantôt sur une autre, je pris le parti de me renfoncer dans mon coin et de faire semblant de dormir.
Manzana continuait de discourir, entassant mensonges sur mensonges, heureux de se voir admiré par des gens de distinction.
Il s'était accoudé sur la banquette, dans une pose nonchalante, et ne se souciait pas plus de moi que d'une datte. Il apparaissait bien là sous son vrai jour et je pouvais l'étudier à loisir.
C'était un être vide, prétentieux, adorant la flatterie, mais d'un esprit très borné et d'une éducation douteuse.
Quel triste compagnon j'avais là, et comme il me tardait d'en être débarrassé!
A Rouen, nos compagnons de voyage prirent congé de nous.
Ce fut entre eux et Manzana un échange de politesses outrées. Mon associé, qui tenait décidément à passer pour un hidalgo, baisa galamment la main de la jeune femme et remit sa carte aux deux messieurs, en leur donnant rendez-vous à Monte-Carlo pour le mois suivant.
– Quel bavard vous faites, lui dis-je, lorsque les gêneurs eurent disparu…
– Mon cher, répondit Manzana, un homme du monde comme moi éprouve toujours un véritable plaisir à se retrouver avec des gens de sa condition.
– Merci du compliment, mais permettez-moi de vous dire que ces gens m'ont tout l'air d'affreux rastas… Les deux vieux messieurs, malgré leurs grands airs et leurs gestes arrondis, n'ont rien d'aristocratique… Il suffit de regarder leurs mains et leurs pieds… Quant à la femme, c'est tout simplement une petite grue…
Manzana devint pourpre:
– Une grue! s'écria-t-il… une grue la senora Mariquita de Rosario!.. Vous êtes fou, mon cher… On voit bien que vous n'avez pas souvent fréquenté des femmes du monde…
– Possible; mais je suis assez physionomiste pour voir tout de suite à qui j'ai affaire… vous vous êtes tout simplement laissé empaumer par des aigrefins… et…
Je n'achevai pas. Une idée m'était soudain venue à l'esprit.
– Et le diamant? m'écriai-je… vous l'avez toujours, le diamant?
Manzana eut un sourire méprisant, mais porta malgré tout la main à la poche de son gilet.
– Oh… oooh! s'écria-t-il… c'est trop fort!.. Ils…
Je m'étais précipité sur lui et le secouais par les épaules en hurlant:
– Ils vous l'ont pris, n'est-ce pas?.. Nous sommes refaits!.. vous vous êtes peut-être entendu avec eux, misérable!.. Vite! vite! lançons-nous à la poursuite de ces bandits et je vous promets bien que si nous ne les retrouvons pas vous aurez affaire à moi… triple idiot! crétin! rastaquouère!
Le train qui s'était arrêté pendant cinq minutes se remettait en marche. Nous bondîmes dans le couloir, bousculant les voyageurs, nous frayant un chemin à coups de coude.
J'avais poussé Manzana devant moi et m'en servais comme d'un bélier pour dégager le passage.
Enfin, au risque de nous rompre le cou, nous sautâmes sur le quai, au grand effroi des employés.
Comme nous étions descendus presque à l'entrée du tunnel qui se trouve au bout du débarcadère, nous fûmes obligés de revenir sur nos pas pour gagner la sortie.
Là, je questionnai à la hâte un employé qui me regarda d'un air niais.
– Voyons! criai-je exaspéré… deux vieux messieurs… et une jeune femme… ils sont bien descendus ici… vous avez dû les voir?..
– Sais pas!.. répondit l'homme avec un accent traînant… adressez-vous au bureau de renseignements, moi j'suis là pour recevoir les billets… m'occupe pas d'la tête des gens!..
Comprenant que je ne tirerais rien de ce butor, j'entraînai Manzana. Il avait maintenant perdu de sa belle assurance et se laissait conduire comme un enfant…
Devant la gare, il y a une petite place qui va en montant vers la ville.
Des fiacres archaïques avec des cochers