Histoire des salons de Paris. Tome 4. Abrantès Laure Junot duchesse d'. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/44054
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me faut quelqu'un qui sache ce que c'est que la belle société, voyez-vous… Moi j'aime les gens comme il faut. Je n'aime pas ces parvenus qui se donnent des tons, comme si nous n'étions pas tous de la même farine. J'ai lu les Veillées du Château, j'ai lu Adèle et Théodore, et j'ai dit à M. Privas: Voilà la dame qu'il nous faut… et alors, voyez-vous, je suis venue moi-même, pour vous expliquer que vous gagnerez plus gros avec nous qu'avec vos livres, et que vous serez heureuse, parce que vous entendez bien que je ne vous tyranniserai pas… Voulez-vous accepter, chère madame?

MADAME DE GENLIS

      Je suis fort sensible, madame, à l'obligeance de votre offre, mais je ne puis y répondre.

MADAME PRIVAS, stupéfaite

      Vous me refusez!

MADAME DE GENLIS

      Croyez que je n'en suis pas moins sensible à votre bonté pour moi, madame; mais j'ai l'honneur de vous dire que je ne puis accepter.

MADAME PRIVAS

      Mais pourquoi? Songez donc que nous vous donnerons douze mille francs par an, si vous voulez venir vivre avec nous. L'hiver, nous occupons un bel hôtel dans la rue Saint-Dominique; et l'été, nous le passons tout entier dans une superbe terre que M. Privas vient d'acheter en Bourgogne, près d'Autun.

MADAME DE GENLIS, avec émotion

      Près d'Autun!.. C'est dans les environs d'Autun qu'est le château qui appartenait à mon père, et où j'ai passé mon enfance!.. Mais, encore une fois, madame, recevez mes remerciements, sans chercher à ébranler ma résolution; elle est positivement arrêtée, et pour vous éviter toute insistance, je dois vous dire que jamais je ne sacrifierai ma liberté; je suis et veux rester indépendante: voilà mon dernier mot.

MADAME PRIVAS

      Hé bien! vous avez tort: vous seriez toujours indépendante, parce que vous auriez en nous des amis… et écoutez donc, voyez-vous, des amis qui ont cinq millions de fortune, c'est beau, ça!..

MADAME DE GENLIS

      Tous vos efforts, madame, en me prouvant que vous avez la bonté de tenir à moi, me donnent encore plus de regrets… Mais, je vous le répète, la chose ne peut avoir lieu.

MADAME PRIVAS

      Mon Dieu! vous n'êtes pas raisonnable!

MILLIN, avec impatience

      Pardieu! madame, c'est vous qui ne l'êtes guère! Voilà une heure que Madame vous répète qu'elle ne veut pas aller avec vous, et vous ne la comprenez pas!

MADAME PRIVAS, regardant Millin de travers

      Hé bien! qu'est-ce que c'est donc? De quoi se mêle-t-il, ce monsieur? Est-il votre parent, ma chère dame?.. (Elle regarde Millin alternativement avec madame de Genlis.) Écoutez, voyez-vous, si vous êtes habitués à vivre ensemble, nous prendrons le cousin avec nous! oh! mon Dieu! je suis bien sûre que M. Privas ne me désavouera pas.

MILLIN, éclatant de rire

      Eh? non! non… nous sommes amis, bons amis; mais pas du tout cousins, comme vous l'entendez!..

MADAME DE GENLIS, plus sérieusement et en se levant

      Toute prolongation de conversation à ce sujet est tout à fait superflue. J'ai eu l'honneur de vous répondre, madame, et n'ai plus rien à vous dire.

MADAME PRIVAS, se levant aussi

      Eh bien! donc, adieu, ma bonne dame! Je m'en vais bien affliger M. Privas, car il se faisait une fête de vous voir, le cher homme; et… puisqu'il faut vous le dire, le château de Saint-Aubin est bien connu de lui, allez!.. il a demeuré sur les terres de votre père, M. Privas.

MILLIN, tout en se promenant

      Il a peut-être été son meunier!..

MADAME PRIVAS

      Eh bien! s'il l'a été, qu'est-ce que ça vous fait?.. Allons, bonjour, madame, je m'en vais bien fâchée de ne pas vous emmener; si vous vous ravisez, écrivez-moi: voilà mon adresse…

      Elle mit sur la table un morceau de vilain carton avec son nom et son adresse grossièrement imprimés, et faisant une belle révérence à madame de Genlis, elle sortit en n'adressant qu'une inclination de tête à Millin… Madame de Genlis et lui la virent monter dans sa voiture, où l'enferma le petit nègre, qui, par parenthèse, s'appelait Othello, en l'honneur de Talma probablement, dont ce rôle était alors le triomphe. Lorsqu'elle fut dans sa voiture, madame Privas cria d'une voix forte:

      – À la maison!..

      Ce que le petit Maure répéta en fausset.

      Après le départ de cette femme, madame de Genlis croisa ses mains, puis, les laissant retomber:

      Eh quoi! dit-elle, la France en est-elle à ce point, que la fortune et les biens de tant de malheureux qui souffrent dans l'exil et la pauvreté, tant d'héritiers des victimes massacrées, soient dans les mains de telles gens!.. Cinq millions! ainsi cette femme a deux cent cinquante mille livres de rentes!.. peut-être le château de mon père, tandis que je travaille pour vivre… Voilà donc le résultat de la Révolution!..

      Elle tomba rêveuse sur une chaise, et y demeura assez longtemps sans que Millin la troublât. Il comprenait trop bien sa dernière exclamation64. Il dit enfin:

      – Oui, ce serait une bien triste besogne que celle d'avoir provoqué la révolution, si elle n'avait pas eu d'autres résultats que celui de tuer et de ruiner les légitimes propriétaires pour enrichir les intrigants… oui, ce serait en effet bien triste!

      Madame de Genlis se leva et marcha quelque temps assez agitée; puis lorsqu'elle se rassit, elle était calme, et reprit la conversation sur madame Privas avec une grande liberté d'esprit.

      – Comment l'avez-vous refusée sans réfléchir? lui dit Millin. Songez donc, douze mille francs! et cette femme paraissait tenir tellement à vous qu'elle en eût donné quinze et même vingt pour vous avoir.

      – Et moi, jamais je ne sacrifierai ma chère liberté à une fortune, quelle qu'elle soit; et puis, savez-vous bien que cinquante mille francs ne paieraient pas l'ennui de vivre avec une pareille femme!.. Est-il donc vrai que beaucoup de ces parvenus soient ainsi?

      Dans ce moment, on annonça M. de Valence.

      – Tenez, dit Millin, voici quelqu'un qui pourra vous donner là-dessus tous les renseignements possibles.

      – Sur quoi? dit M. de Valence.

MILLIN

      Sur la société d'aujourd'hui… Madame de Genlis est surprise du ton qui règne maintenant dans le monde, et, pour dire la vérité, elle a grandement raison.

M. DE VALENCE

      Sans doute elle a raison d'en être choquée; mais elle a tort d'en être surprise. C'est une conséquence toute naturelle du long bouleversement qui a mis la France sens dessus dessous… Comment pouvez-vous être étonnée de cela? répéta-t-il en se tournant vers sa belle-mère.

MADAME DE GENLIS

      Que les choses se soient dérangées, je le conçois; mais qu'elles aient pris cette attitude et cette couleur, tandis que parmi ces parvenus, et même dans leurs amis, il y a tant de gens comme il faut, voilà ce qui m'étonne, et en même temps me choque. Ainsi, par exemple, je dînais l'autre jour chez ma tante65, qui, je le croyais, devait avoir conservé les anciens usages: pas du tout; elle aussi a sacrifié à la mode et aux exigences de l'époque. De son temps et du mien, car nous sommes contemporaines, nous ne mettions pas d'hommes à côté de nous à table. Le maître et la maîtresse de la maison choisissaient entre eux les quatre femmes les plus distinguées de l'assemblée et les engageaient à se mettre à côté d'eux66, et tout cela sans faire de scène. On était poli pour celles qu'on distinguait, et l'on ne désobligeait personne. Maintenant ce n'est plus cela: non-seulement le maître de la maison vient avec beaucoup de bruit prendre la femme la plus considérable, et lui fait traverser le salon devant toutes les autres, à qui elle marchera sur les pieds, si elle ressemble à ma marchande de farine de tout à l'heure… mais ce n'est pas tout, il lui faut encore un second: il appelle alors l'homme le plus élevé en grade après lui, pour enfermer la pauvre femme qui est à


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Millin était fort royaliste. L'empereur, qui le savait, ne l'aimait pas; et deux fois, sans l'inquiète amitié et les démarches de ses amis, il aurait été privé de sa place, qui était sa seule fortune!..

<p>65</p>

Madame de Montesson.

<p>66</p>

Madame de Genlis ne dit ici que ce qui est. Autrefois les femmes, lorsque le maître d'hôtel avait annoncé le dîner, sortaient toutes les premières du salon: celles qui étaient le plus près de la porte passaient les premières en se faisant quelques compliments, mais qui n'entravaient pas la marche. Les hommes passaient ensuite, et à table on se plaçait selon ses goûts et sa convenance. Quelquefois le maître de la maison mettait auprès de lui les deux femmes les plus importantes.