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Nibelungen passèrent de scène en scène sur les théâtres des villes allemandes, joués sans la moindre conception des véritables exigences de l'œuvre. Là, généralement défiguré par des coupures et représenté dans des milieux auxquels il n'avait jamais été destiné, l'ouvrage gagna bientôt de si chaleureux applaudissements, qu'il sembla incompréhensible que personne songeât encore à le répéter spécialement à Bayreuth... au moment où l'on m'enviait généralement pour le résultat brillant de mon énergie, et quand le monde, ne prenant pas garde à mon but, que j'avais si soigneusement expliqué depuis si longtemps, se disait avec surprise qu'alors, au moins, on devait supposer que je pouvais être content de tout ce que j'avais réalisé[112-1]!»

      Les choses ont-elles changé depuis ces quinze ans? Non pas! Plutôt s'aggraveraient-elles chaque jour, s'il est possible. Et après? Nous irons à Bayreuth, voilà tout: là, du moins, la piété d'une admirable femme, la ferveur de quelques amis de Richard Wagner, perpétuent, en dépit de toutes les hostilités, la tradition sacrée du mort, jusqu'en ses plus minimes détails; là, quoiqu'on y chante en allemand, quiconque possédera bien les Drames, dans une suffisante traduction française, pourra se faire de cet Art une authentique idée. Oui donc! c'est à Bayreuth que nous irons: qui,—nous? Qu'on réponde: combien,—parmi nous? La France a trente-huit millions d'âmes... J'admire, en vérité, ceux des privilégiés qui, depuis des années, nous répètent: «Vous vous dites wagnériens, jeunes gens? Soit: vous n'avez que deux choses à faire: répandre les idées de Wagner,—soutenir Bayreuth[114-1]». C'est très bien, c'est facile à dire; nous voulons bien: notre plume, qu'on y compte!—Et votre bourse?—De même! Mais, pour ce qui est des «idées»: les écrits théoriques n'étaient pas même traduits; et ils l'auraient été que, sans exemples directs, ils auraient risqué de provoquer, en France, d'aussi niais malentendus qu'ils en provoquèrent en Allemagne, jadis. Quant au Théâtre de Bayreuth: les fêtes y sont rares; et c'est loin.

      —Et après tout (s'écrie, non sans quelque raison, plus d'un sincère amoureux d'Art), si les Drames de Wagner font partie, comme vous dites, de l'inaliénable patrimoine moral de l'Humanité tout entière, n'est-il pas vrai qu'il en est de même des œuvres—choisissons un dieu—de Michel-Ange? Si je tiens à pénétrer le génie d'un Michel-Ange, il est bien évident que je dois courir à Rome: seulement, qui m'imputerait à crime, sans injustice, les fatalités matérielles qui m'empêcheraient de faire ce voyage? Qui m'imputerait à crime, en ce cas, mon torturant désir de me former un jugement, mes tentatives pour le former par l'étude de fragments plastiques dans les Musées? par des copies, si je n'ai pas mieux? par des gravures, faute de copies? que dis-je! par des volumes, si les gravures me manquent? Cet Œuvre est pourtant de ceux qui n'existent, je pense, qu'à l'instant—pour vous rétorquer votre argument—de sa «réalisation sensuelle intégrale!» Hé bien, que voulez-vous? ce que je ferais pour Michel-Ange, je le fais, exactement, pour les Drames de Wagner: des fragments? les concerts publics m'en rendent sensibles! Des copies? bonnes ou non, les théâtres m'en donnent! Des gravures? dépourvues de la couleur musicale, les traductions y correspondent. Des volumes? la lecture n'en serait-elle pas logique,—plus, même, qu'à propos de Michel-Ange?—«Fuyez au moins», dites-vous, «toute représentation! Evitez tout concert public!»—Pourquoi vous y voit-on, vous qui nous en chassez?—«C'est que nous», répondez-vous, «nous autres, nous savons! A Bayreuth, nous y sommes allés: il n'y a plus nul danger que nous nous trompions, ici, sur le but réel de Richard Wagner. Nous souffrons de l'y voir incompris et morcelé; mais nous n'en sommes pas moins heureux de pouvoir entendre sa Musique: n'avons-nous pas la ressource de fermer les yeux? Ne revivons-nous pas le Drame tel que nous le vîmes ailleurs? A quelle phrase, à quel geste correspond chaque note, ne le savons-nous pas—depuis Bayreuth?»—Vous savez? Superbe égoïsme! Hé! alors, faites savoir aux autres! Admettons que plus de silence eût mieux valu naguère; maintenant, le silence n'est plus possible: trop de malentendus artistiques ont succédé, n'est-il pas vrai? à trop de malentendus soi-disant politiques ou soi-disant patriotiques. Il n'y a rien à tenter en France, affirmez-vous?—C'est à force de n'y rien faire, à force d'y laisser faire, plutôt, que, si nous ne connaissions votre absolue bonne foi, vous nous paraîtriez complices, entendez-vous! des profanations dont vous gémissez. Car, si vous vous refusiez à traduire les poèmes, sous le prétexte, vraiment commode, de «réalisation sensuelle intégrale», vous auriez pu, afin de «répandre les idées», traduire les œuvres théoriques! Je le demande: qui a eu ce courage? Et si nul ne l'a eu pour ces œuvres pourtant (j'en parle en connaissance de cause!) moins intraduisibles, ma foi, nous serons fondés à croire que ce fut par un manque de courage, aussi, de témérité, si l'on veut, qu'on a négligé de s'attaquer à la plus périlleuse des tâches: la traduction du plus démonstratif des Drames (au point de vue du but de Wagner), c'est-à-dire—L'Anneau du Nibelung.

      Ce courage (cette témérité si l'on préfère), quelqu'un—l'aura eu! et le courage, aussi, ajournant toute publication, d'oser, la traduction littérale terminée, en faire, combien plus longue et périlleuse! une autre: non, certes, de «vulgarisation», mot trop légitimement dérive de «vulgaire»; mais DE PROPAGANDE,—comme celle-ci. Que si l'on s'obstinait à m'objecter le principe en vertu duquel l'Œuvre d'Art, le Drame, n'existerait point avant le moment de sa «réalisation sensuelle intégrale»:—Wagner, interromprais-je, n'était nullement hostile à l'idée que ses poèmes fussent lus, pour être lus, soit en allemand, soit en français. En allemand? il les a publiés quatre fois, les quatre fois sans nulle musique, ajoutant même, pour la lecture, des mots et des passages exclus des partitions[117-1]. En français? qu'on se reporte au début de ce travail: j'ai fourni là, j'espère, de surabondantes preuves[117-2]! Sans être «wagnérien» plus que Richard Wagner, j'avouerai volontiers, d'ailleurs, qu'une Traduction en prose aurait moins de raisons d'être, si nous en avions une musicalement fidèle: mais cette dernière, on peut, je l'ai dit et je le répète, douter qu'elle soit réalisable; et, l'aurait-on réalisée: impossibilité légale d'en faire usage.—Nous verrons bien!...

      M'expliquer? Soit.

      Le génie de Wagner «musicien» n'est plus nié:—sa musique, depuis qu'on l'écoute, écrase, volatilise, annihile toutes les autres, excepté celle de Beethoven. Il reste à révéler: le Poète,—le Créateur,—et le Penseur. C'est l'objet du présent volume: les Drames lus, le Poète dramatique sera connu; les Notes lues, le Poète Créateur apparaîtra; l'Étude Critique ci-jointe (que j'admire pour ma part, je suis heureux de lui rendre ce public hommage)[117-3] dévoilera quelques-uns des aspects du Penseur,—comme cet Avant-Propos, nécessairement plus humble, aura montré l'Artiste et le but qu'il poursuivit... Peut-être, alors! le cri public pourra-t-il exiger, du moins, qu'on ne sépare plus des Drames qui sont inséparables; arracher à nos scènes, subventionnées ou non, pour ces Drames ou pour d'autres de Richard Wagner, le genre d'exécutions pour lesquelles ils sont faits; et, même s'il est écrit qu'on n'y parviendra pas, suggérer à nos dramaturges une conception, dont ils ont besoin! plus nationale, plus haute, plus artistique—de l'Art.

      Après avoir prouvé la légitimité, je ne suis nullement, comme on peut le voir, embarrassé pour justifier l'opportunité de cette Traduction. Et je ne le serai pas davantage pour justifier ce que j'en ai dit dès les premières lignes de cet Essai: à savoir qu'elle ne se donne point comme littérale, encore moins comme définitive, mais comme provisoirement fidèle: comme la plus fidèle, ajoutais-je, qu'il soit possible, à mon avis, de présenter au Public français contemporain.....

      Pour initier ce Public à l'Œuvre wagnérienne, que les engouements d'aujourd'hui, comme les préventions d'autrefois, le préparent assez mal à comprendre, j'ai cru que je ne pouvais, en conscience, le buter de suite au mot-à-mot. Non que le sens de ce mot-à-mot ne soit admirable! Non, surtout, que j'aie eu la sottise de m'imaginer l'«embellir». Mais il est d'une beauté spéciale, comme spéciale est aussi la Langue (on s'en souvient)[119-1], pour l'interprétation de laquelle vague peut sembler la compétence, même d'un Allemand moderne instruit, même d'un Français capable de penser en allemand moderne, si, à cet Allemand ou à ce Français, il manque la connaissance des racines germaniques, l'intelligence, à livre ouvert, des textes du Mittelhochdeutsch, et surtout, c'est trop évident, celle de l'Epopée nationale allemande