Par bonheur en effet pour moi, semblable essai a été fait. Il a été fait, sur cette «Scène», par MM. Chamberlain et Edouard Dujardin[120-1], et l'étrange résultat, de leurs consciencieux efforts, ne m'aura pas été d'un petit enseignement! Si jamais en effet deux hommes, deux écrivains, pour s'attaquer à pareille tâche, furent qualifiés, ce sont bien eux: l'un, M. Houston-Stewart Chamberlain, qui, ayant consacré sa vie à l'étude de l'Art wagnérien, est, avec le baron de Wolzogen en Allemagne, avec MM. Ernst et Kufferath, Pierre et Charles Bonnier en France, au nombre des plus compétents[120-2]; l'autre, remarquable poète, musicographe autorisé, directeur (aux temps héroïques!) de cette vaillante et noble Revue Wagnérienne dont j'aurai plus d'une fois tenté, puisqu'elle est devenue introuvable, d'humblement condenser, ici, la riche matière «tétralogique». Or voici, à titre d'exemples au hasard, deux des phrases de leur traduction (philologiquement littérale): «Comme est bon que vous une seule ne soyez! De trois, je plais bien à une.....» En faut-il davantage?—J'accède: «O chante encore si doux et fin, comme saint ce séduit mon oreille![121-1]» Ils ajoutaient, je le sais, que c'était «œuvre modeste» intéressante seulement pour «quelques rares curieux»: moi, je me demande si même ces quelques rares curieux auraient eu l'intrépidité de lire quatre Drames d'un tel style,—où je me refuse, dans tous les cas (et le lecteur avec moi, j'espère), à voir l'équivalent, wagnériennement français, de la «conversation IDÉALE» allemande!
Aussi n'ai-je pas eu grand mérite, éclairé par ce précédent, à considérer le mot-à-mot, pour la Tétralogie du moins: comme un point d'arrivée? jamais[121-2]!—Comme un point de départ, au contraire. Pas plus que mes aînés, du reste, je ne voulais me proposer, pour but, un «compromis d'élégante prose»: c'eût été défigurer l'œuvre. Bien mieux: je ne pouvais guère oublier que la Musique amplifie, complète certains mots, s'unit à la Mimique, souvent, et au Décor, pour impartir à d'autres leur spéciale valeur; mais, si j'ai tenu grand compte de ces correspondances, insister sans exemples m'entraînerait trop loin, et combien plus avec exemples! Après tout, au sujet, soit des compensations, soit des transpositions que j'ai cru devoir me permettre, l'Annotation des quatre Drames me fera suffisamment comprendre[122-1].
Pour l'instant, s'il fallait, d'un mot, caractériser l'interprétation que j'ai voulu donner des Poèmes, je dirais qu'elle est DRAMATIQUE, résolument.
Cela n'est point une La Palissade: lisez une traduction du Théâtre de Gœthe, ou du Théâtre de Schiller, ou, tenez! celle qu'a osée M. Charles Nuitter, des Quatre Poèmes d'«Opéras»..... Vous avez le sens presque toujours, en un français coulant, correct, syntaxiste et conventionnel, d'élève de rhétorique fort en version allemande; mais cela ne vous prend pas aux entrailles comme (oui, je me plais à le ressasser!) cette «conversation idéale», qu'a voulue, et réalisée, dans ses textes allemands, Wagner: pourquoi? C'est excessivement simple: les traducteurs ont négligé qu'il s'agit d'œuvres dramatiques, dans lesquelles l'accent des répliques, l'INTONATION joue le plus grand rôle. Ils ne se sont pas joué les Drames à haute voix. Ils n'ont point comparé le son des répliques traduites au son des répliques originales: c'est pourtant essentiel, ce me semble! Et c'est pourquoi des œuvres dramatiques françaises, quand elles sont d'un homme de génie, bouleversent, à la lecture, presque autant qu'au théâtre: au lieu que les plus vivantes des œuvres étrangères, dans une traduction, nous laissent froids; sans doute quelques très rares Artistes parviennent-ils à se rendre compte de leur mouvement, mais au prix d'un effort qui diminue, toujours, la fraîcheur de joie esthétique de la sensation directe. Qu'est-ce donc pour la masse du Public, incapable (faute d'expérience) incapable de cet effort!—Hé bien! voilà un reproche que l'on ne fera pas, je m'en flatte, à ma Traduction de la Tétralogie. Il n'est pas une phrase, pas un mot, qui n'aient été placés, déplacés, remplacés, jusqu'à ce que la correspondance m'ait semblé parfaitement exacte entre chaque son du texte allemand et chaque son du texte français; l'air que ma voix a fait vibrer ne peut fournir la preuve de pareils efforts: mais l'un de mes manuscrits, que je garde soigneusement, porte trace de ce furieux labeur; on y trouverait, me fait-on remarquer, des passages remaniés jusqu'à soixante-douze fois..... Au reste, si jamais tentative fut à pareil point nécessaire, c'est bien à propos d'un Poème comme celui ou ceux d'un Richard Wagner: puisqu'il a voulu «opérer, par la représentation scénique, une impression irrésistible, et faire qu'en sa présence enfin s'évanouisse, dans le sentiment purement humain, toute velléité même de réflexion abstraite[123-1]», il fallait, autant que le permet la prose, viser à produire cet effet sur le lecteur d'une Traduction; lui offrir le Drame, en un mot, sous une forme tellement dramatique, qu'il n'eût aucun effort de «réflexion» à faire pour se rendre compte des répliques, de l'intonation des répliques, de la vraie portée des répliques, dans les textes originaux. J'ose dire qu'aucune version strictement «littérale», dans ces conditions, ne sera FIDÈLE! J'ose dire qu'aucune ne sera lisible! et, une fois de plus, j'en fais la preuve en réclamant qu'on s'imagine ce qu'aurait pu être, à la lecture, pour quatre Drames consécutifs, l'interprétation Dujardin? Wagner est un très grand Poète! et ce Poète fût sorti de l'épreuve ridiculisé pour jamais (en France): trop formidablement différentes sont les races!.....
Cela ne veut pas dire que j'aie «francisé» la Tétralogie. Je n'ai pas essayé. Les analogies linguistiques du persan et de l'allemand d'une part, du latin et de l'allemand d'autre part, m'ont été du plus heureux secours pour conformer wagnériennement la langue de ma Traduction au génie indo-germanique et au génie indo-latin: pour réconcilier, par delà les temps, les idiomes et les syntaxes, dans le «sein maternel», comme eût dit Wagner, de l'étymologie aryenne. Tout détail serait pédantesque et déplacé. Ce que je puis murmurer, c'est que je suis armé, non seulement de l'acquis personnel de mes études, mais des fiches linguistiques de vérification que j'ai prises dans les ouvrages spéciaux[124-1], dans Schade, dans Grimm, etc., sans oublier l'ouvrage aussi, peu philosophique mais précieux, de M. Hans de Wolzogen: La Langue des Poèmes de Richard Wagner[126-1]. Elles me serviront lorsque tôt ou tard, grâce à cette Traduction de propagande, j'espère, on pourra publier, purement et simplement, la littéralité des poèmes wagnériens, sans craindre qu'ils ne soient ou mal compris, ou méconnus. C'est pour contribuer à rendre moins lointaine l'éventualité prévue d'une publication de cette nature, que dans celle-ci, en attendant, quand l'interprétation française (toujours conforme à l'esprit de l'œuvre, à l'intonation du passage) semble s'éloigner de la lettre du texte, une note, de temps en temps, donne le sens littéral: que choisiront peut-être de bien rares Artistes, mais qui eût rebuté le grand public en lui rendant impossible la lecture suivie des quatre Drames, «l'évanouissement», voulu par Wagner, «l'évanouissement de toute réflexion dans le sentiment purement humain».
Pour me résumer et conclure: fort d'une traduction littérale scrupuleusement faite mot à mot; d'une deuxième traduction moins littérale, déjà courante, pas assez littéraire encore; possédant, au fond de ma mémoire, jusqu'aux moins importants des vers et des répliques; ayant médité sur chaque Drame, sur son ensemble et sur son texte, sur les prolongements musicaux, plastiques ou mimiques de ce texte; m'étant joué ces Drames en moi et à haute voix; m'étant identifié, dans les sources les plus lointaines, aux personnages, et métamorphosé avec eux de proche en proche jusqu'en leur métempsychose wagnérienne, je les ai donc recréés dramatiquement, m'attachant à communiquer, à des Français ignorant l'allemand, l'impression de beauté dramatique, dramaturgique et phonétique qu'ils produisent à la lecture, à l'audition, à la représentation,