Wagner entre dès lors dans maints détails techniques, les uns que je me permettrai de n'exposer que plus loin, répétés qu'il les a, dans Opéra et Drame, sous une forme plus développée; les autres, surtout ceux relatifs aux arts optiques (Décor, Plastique, Mimique et Danse), qui trouveront plus utilement place en certaines notes du présent livre.
Aussi bien suis-je pressé d'en venir à celui, des écrits théoriques de Wagner, qui est, avec la Lettre à Frédéric Villot, la manifestation la plus clairement complète et, pour le traducteur, la plus intéressante, de ses idées sur l'Œuvre d'Art. Cet écrit, Opéra et Drame[86-3], est divisé en trois parties: les deux premières, intitulées: L'Opéra et l'essence de la Musique; Le Théâtre et l'essence de la Poésie dramatique, ont un caractère tour à tour de préparation, par la polémique[86-4], et de justification, par l'historique, qui, si curieux soit-il, importe moins ici. Je n'en retiendrai donc que les conclusions, à savoir que l'erreur des auteurs d'opéras est d'avoir pris pour fin en Art, uniquement pour fin la Musique, laquelle n'est qu'un moyen de l'expression artistique, tandis que seul le Drame est la fin véritable: voilà pour la première partie; et, quant à la deuxième partie: que, fidèle à son origine, le Drame doit recréer la Vie, sous la forme symbolique et populaire du Mythe[87-1], «matière idéale du poète. Le Mythe est le poème primitif et anonyme du Peuple, et nous le trouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau par les grands poètes des périodes cultivées. Dans le Mythe, en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et intelligible seulement à la raison abstraite; elles montrent ce que la vie a de vraiment humain, d'éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète, exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère individuel, que vous reconnaissez au premier coup d'œil»[87-2].
Ces recherches ayant conduit Wagner à cette question: «Quelle est la forme la plus parfaite sous laquelle doive être représentée cette matière poétique idéale? j'examinai, dit-il, dans une troisième partie» (c'est celle-ci qui nous touche directement, elle a pour titre: La Poésie et la Musique dans le Drame de l'Avenir)[87-3] «j'examinai à fond, dans une troisième partie, ce que comporte la forme sous le rapport technique, et voici l'énoncé du résultat auquel cet examen aboutissait: le développement extraordinairement riche, et tout à fait inconnu aux siècles passés, qu'a pris la musique à notre époque, permet seul de mettre au jour tout ce dont la forme est capable[88-1].... L'harmonie, que l'antiquité a complètement ignorée, l'extension prodigieuse et le riche développement qu'elle a reçus par la polyphonie, sont choses dont l'invention appartient exclusivement aux derniers siècles. Nous ne connaissons la Musique, chez les Grecs, qu'associée à la Danse. Le mouvement de la danse assujettissait, aux lois du rythme, la musique et le poème que le chanteur récitait comme motif de danse: ces lois réglaient d'une manière si complète le vers et la mélodie, que la musique grecque (et ce mot impliquait presque toujours la poésie) ne peut être considérée que comme la danse exprimée par des sons et des paroles. Ce furent des motifs de danse, lesquels constituent le corps de toute la musique antique, qui, attachés originairement au culte païen et perpétués dans le peuple, furent conservés par les premières communautés chrétiennes,.... appliquées par elles aux cérémonies du culte nouveau à mesure qu'il se formait»[88-2]; appropriées à la gravité de ce culte par le ralentissement du rythme, par l'invention de l'harmonie, par celle de la polyphonie; puis enfin sécularisées en Italie et en Allemagne; là, sous les formes défectueuses de l'opéra et du ballet; en Allemagne, sous la forme, peu à peu perfectionnée, de la Symphonie[89-1], qui devint ainsi, comme dit Wagner, «l'idéal réalisé de la mélodie de danse»[89-2].
En effet, «la symphonie de Beethoven contient encore, dans la partie désignée sous le nom de scherzo ou de minuetto, une vraie musique de danse, et l'on pourrait facilement danser accompagné par elle. On dirait qu'un instinct puissant a contraint le compositeur à toucher une fois au moins directement, dans le cours de son œuvre, le principe sur lequel elle repose.... Il va, dans les autres périodes, s'éloignant de plus en plus de la forme qui permettrait d'exécuter, avec sa musique, une danse réelle: il faudrait du moins que ce fût une danse si idéale qu'elle serait à la danse primitive ce que la symphonie est à la mélodie dansante originelle»[89-3].
«Les instruments parlent, dans cette symphonie, une langue dont aucune époque n'avait encore eu connaissance; car l'expression, purement musicale jusque dans les nuances de la plus étonnante diversité, enchaîne l'auditeur pendant une durée inouïe jusque-là, lui remue l'âme avec une énergie qu'aucun autre art ne peut atteindre; elle lui révèle dans sa variété une régularité si libre et si hardie, que sa puissance surpasse nécessairement pour nous toute logique, bien que les lois de la logique n'y soient nullement contenues, et qu'au contraire la pensée rationnelle, qui procède par principe et conséquence, ne trouve ici nulle prise...[89-4]. Une nécessité métaphysique réservait précisément à notre époque la découverte de ce langage tout nouveau: et cette nécessité gît, si je ne me trompe, dans le perfectionnement de plus en plus conventionnel des idiomes modernes....[90-1]. Issue d'une signification des mots toute naturelle, personnelle et sensible, la langue de l'homme se développa dans une direction de plus en plus abstraite, et finalement les mots ne conservèrent plus qu'une signification conventionnelle; le sentiment perdit toute participation à l'intelligence des vocables, en même temps que l'ordre et la liaison de ceux-ci finirent par dépendre d'une façon exclusive et absolue de règles qu'il fallait apprendre....[90-2]. On dirait que, sous la pression des conventions civilisées, le sentiment humain s'est exalté, et a cherché une issue qui lui permît de suivre les lois de la langue qui lui est propre, et de s'exprimer, d'une manière qui lui fût intelligible, avec une entière liberté et une pleine indépendance des lois logiques de la pensée»[90-3]. En revanche, s'il est vrai que «la musique, malgré l'obscurité de sa langue» selon ces lois, «se fait nécessairement comprendre de l'homme avec une puissance victorieuse que ces mêmes lois ne possèdent pas[90-4]», il n'est pas moins certain qu'il y a, «dans la marche de l'intelligence», certaine «inévitable phase, où elle se sent pressée de découvrir la loi qui préside à l'enchaînement des causes, et se pose, en présence de tout phénomène dont elle reçoit une forte impression, cette question involontaire: «Pourquoi?»[90-5]—«De là l'espèce de crainte où tombe le compositeur de dépasser certaines limites de l'expression musicale: par exemple, de porter trop haut la tendance passionnée et tragique; car il éveillerait par là des émotions et une attente qui ne pourraient que faire naître dans l'auditeur la question importante du «Pourquoi?». Or c'est une question à laquelle le musicien n'est pas en mesure de faire une réponse satisfaisante»[91-1];—«c'est une question que l'audition même d'une symphonie ne peut empêcher complètement de provoquer; bien plus, comme elle ne peut y faire de réponse, elle confond la faculté de percevoir les causes, et suscite dans l'auditeur un trouble qui non seulement est capable de tourner en malaise, mais devient de plus le principe d'un jugement radicalement faux»[91-2]. Comment «répondre à cette question, à la fois troublante et inévitable, de telle sorte qu'elle cesse de s'élever et soit désormais en quelque sorte éludée?»[91-3]. Par un programme, dira quelqu'un. Mais «un programme est plutôt fait pour amener la question du «Pourquoi» que pour la satisfaire; ce n'est donc pas un programme qui peut exprimer le sens de la symphonie»[91-4].
Si ce n'est un programme, qu'est-ce alors? Faut-il rappeler