Le Drame est donc, à la Symphonie, ce que celle-ci était à la mélodie de danse: elle était l'idéal de la mélodie de danse; il est l'idéal de la Danse, au sens le plus large du mot. Car «déjà, la danse populaire originelle exprime une action, presque toujours les péripéties d'une histoire d'amour; cette danse simple et qui relève de relations les plus matérielles, conçue dans son plus riche développement et portée jusqu'à la manifestation des mouvements de l'âme les plus intimes, n'est autre chose que l'action dramatique[92-2].... Il ne me reste, en ce moment, qu'à indiquer comment la forme mélodique peut être élargie, vivifiée, quelle influence enfin peut être exercée sur elle par un poème qui y répond parfaitement.»[93-1].
D'abord, la Poésie s'y résignera-t-elle, à n'être plus (en apparence) qu'une auxiliaire de la Musique, à se fondre intimement avec elle, et surtout «avec cette musique dont la symphonie de Beethoven nous a révélé la puissance infinie? La Poésie, réplique Wagner, en trouvera sans peine le moyen: dès qu'elle apercevra, dans la Musique», ce besoin de clarté, «qu'à son tour la Poésie peut seule satisfaire, elle reconnaîtra que sa secrète et profonde aspiration est de se résoudre finalement dans la Musique[93-2].» En effet, «un penchant naturel au poète, et qui domine chez lui la conception comme la forme, ... est d'employer l'instrument des idées abstraites, la langue, de telle sorte qu'elle agisse sur la sensibilité elle-même... Le poète cherche, dans son langage, à substituer à la valeur abstraite et conventionnelle des mots leur signification sensible et originelle; l'arrangement rythmique et l'ornement (déjà presque musical) de la rime,» de l'allitération, «lui sont des moyens d'assurer au vers, à la phrase, une puissance qui captive comme par un charme et gouverne à son gré le sentiment. Essentielle au poète, cette tendance le conduit jusqu'à la limite de son art, limite que touche immédiatement la Musique; et par conséquent l'œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique[93-3].»—«Le poète, qui a le sentiment de l'inépuisable pouvoir d'expression de la mélodie symphonique, se verra conduit à étendre son domaine, à s'approcher des nuances infiniment profondes et délicates de cette mélodie qui donne à son expression, au moyen d'une seule modulation harmonique, la plus pénétrante énergie. La forme étroite de la mélodie d'opéra, qui s'imposait à lui autrefois, ne le réduira plus à donner pour tout travail un canevas sec et vide; au contraire, il apprendra du musicien un secret qui reste caché au musicien lui-même, c'est que la mélodie est susceptible d'un développement infiniment plus riche que la symphonie elle-même n'a pu jusqu'ici lui permettre de le concevoir; et, porté par ce pressentiment, le poète tracera le plan de ses créations avec une liberté sans limite[94-1].»
«Peut-être trouverez-vous, ajoute Richard Wagner, que plusieurs parties» de tels poèmes «entrent trop avant dans le détail intime, et, si vous consentez à autoriser ce détail chez le poète, vous aurez peine à comprendre comment il a osé le donner à interpréter au musicien[94-2]... Mais à cela je fais immédiatement une réponse: si... les vers étaient calculés,» dans n'importe quel libretto, «pour qu'une fréquente répétition des phrases et des paroles, qui étaient le support de la mélodie, donnât au poème l'extension que réclamait cette mélodie», il n'en est plus de même [pour le Ring]: là, «l'exécution musicale... n'offre plus une seule répétition de paroles, le tissu des paroles a toute l'étendue destinée à la mélodie; en un mot, cette mélodie est déjà construite poétiquement. S'il était arrivé que mon procédé eût en général réussi, peut-être cela seul suffirait-il pour obtenir... le témoignage que ce procédé a produit une fusion infiniment plus intime du poème et de la musique que les procédés antérieurs. S'il m'était permis d'espérer, en même temps, que vous trouviez dans l'exécution poétique... plus de valeur que n'en comportaient mes travaux antérieurs, cette circonstance vous amènerait à une conclusion inévitable, c'est que la forme musicale, déjà complètement figurée dans le poème, aurait au moins été avantageuse au travail poétique. Si donc, par cela seul qu'elle est figurée dans le poème, la forme musicale lui donne une valeur particulière et qui répond exactement au but poétique, il ne s'agit plus que de savoir si la forme musicale de la mélodie n'y perd elle-même rien de la liberté de ses allures et de son développement.
»Permettez-moi de répondre à cette question au nom du musicien, et de vous dire, avec le plus profond sentiment de l'exactitude de cette affirmation: au contraire, la mélodie et sa forme comportent, grâce à ce procédé, une richesse de développement inépuisable, et dont on ne pouvait sans lui se faire une idée[95-1].»—«Le symphoniste se rattachait encore timidement à la forme dansante primitive; il ne se hasardait jamais à perdre de vue, fût-ce dans l'intérêt de l'expression, les routes qui le tenaient en relation avec cette forme; et voici que maintenant le poète lui crie: «Lance-toi sans crainte dans les flots sans limites, dans la pleine mer de la Musique! Ta main dans la mienne, et», ainsi, «jamais tu ne t'éloigneras de ce qu'il y a de plus intelligible à chaque homme, car avec moi tu restes toujours sur le ferme terrain de l'action dramatique, et cette action, représentée sur la scène, est le plus clair, le plus facile à comprendre de tous les poèmes. Ouvre donc largement les issues à ta mélodie[95-2]; qu'elle s'épanche comme un torrent à travers l'œuvre entière: exprime en elle ce que je ne dis pas, parce que toi seul peux le dire; et mon silence dira tout, parce que je te conduis par la main.» Dans le fait, la grandeur du poète se mesure surtout par ce qu'il s'abstient de dire afin de nous laisser dire en silence, à nous-mêmes, ce qui est inexprimable; mais c'est le musicien qui fait entendre clairement ce qui n'est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie[96-1].
»Evidemment, le symphoniste ne pourrait former cette mélodie, s'il n'avait son organe propre: cet organe est l'orchestre. Mais, pour cela, il doit en faire un tout autre emploi que le compositeur d'opéra, entre les mains duquel l'orchestre n'était qu'une monstrueuse guitare pour accompagner les airs. L'orchestre sera, avec le Drame tel que je le conçois, dans un rapport à peu près analogue à celui du chœur tragique des Grecs avec l'action dramatique. Le chœur était toujours présent, les motifs de l'action qui s'accomplissait se déroulaient sous ses yeux; il cherchait à sonder ces motifs et à se former par eux un jugement sur l'action. Seulement, le chœur ne prenait généralement part au Drame que par ses réflexions; il restait étranger à l'action comme aux motifs qui la produisaient. L'orchestre du symphoniste moderne, au contraire, est mêlé aux motifs de l'action par une participation intime[96-2]; car si, d'une part, comme corps d'harmonie, il rend seul possible l'expression précise de la mélodie, d'autre part, il entretient le cours interrompu de la mélodie elle-même; en sorte que toujours les motifs se font comprendre au cœur avec l'énergie la plus irrésistible. Si nous considérons, et il le faut bien, comme la forme artistique idéale celle qui peut être entièrement comprise sans réflexion, et qui fait passer tout droit dans le cœur la conception de l'artiste dans toute sa pureté; si enfin nous reconnaissons cette forme idéale dans le Drame... qui satisfait aux conditions mentionnées jusqu'ici, l'orchestre est le merveilleux instrument au moyen duquel seul cette forme est réalisable.