Du trio d'œuvres théoriques dont il sied que je m'occupe ici, celle qui semble, au premier coup d'œil, avoir le moins rapport à L'Anneau du Nibelung, et par suite réclamer la moins longue analyse, c'est L'Art et la Révolution[80-1]. Elle s'y rattache pourtant par de si intimes liens, que la sagacité du lecteur les découvrira, j'en suis sûr, lorsqu'il aura pris connaissance et des quatre Drames, et de leur dénouement[80-2].
L'idée générale est que les Grecs ont seuls connu l'Art véritable, c'est-à-dire interprète de la conscience publique; et c'est pourquoi l'Art grec était conservateur; mais le nôtre doit être révolutionnaire: parce qu'il a cessé d'être un tel interprète; parce qu'il ne pourra devenir cet interprète, exprimer la conscience publique, qu'à condition de la réformer[80-3].
«J'avais le temps, dit Richard Wagner, de réfléchir sur les raisons qui ont réduit le théâtre à ce rôle dans notre vie publique; de rechercher d'autre part les principes sociaux d'où résulterait le théâtre tel que je le rêvais[81-1].»—«J'insistai sur la connexité que j'avais reconnue entre l'état de l'art et la situation politique et sociale du monde moderne. La vie des Grecs me servit comme l'exemple le plus concluant et le plus brillant de cette connexité[81-2].»—«J'avais trouvé dans quelques rares créations d'artistes inspirés une base réelle où asseoir mon idéal dramatique et musical; maintenant, l'histoire m'offrait à son tour le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique.... Je le trouvais, ce modèle, dans le théâtre de l'ancienne Athènes[81-3]:»—«c'était par l'union de toutes les différentes méthodes d'expression artistique dans l'œuvre d'art noble, parfaite, de son drame tragique, que ce peuple avait célébré dans un accord respectueux les rites de sa forte et noble nature hellénique[81-4].»—«Le théâtre n'ouvrait son enceinte qu'à certaines solennités, où s'accomplissait une fête religieuse qu'accompagnaient les jouissances de l'Art; les hommes les plus distingués de l'État prenaient à ces solennités une part directe comme poètes ou directeurs; ils paraissaient, comme les prêtres, aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays; et cette population était remplie d'une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes les plus profonds, ceux d'un Eschyle ou d'un Sophocle, pouvaient être proposés au peuple, et assurés d'être parfaitement entendus. Alors s'offrirent à moi les raisons, douloureusement cherchées, de la chute de cet Art incomparable; mon attention s'arrêta, premièrement, sur les causes sociales de cette chute, et je crus les trouver dans les raisons qui avaient amené celle de l'état antique lui-même[82-1].»—«Je suivis le déclin de l'Art qui accompagna le déclin de l'influence grecque, je montrai comment, dégénérant sous la civilisation romaine et réprimé par l'esprit du christianisme, il ne pouvait plus ensuite, après sa résurrection à l'époque de la Renaissance, être qualifié d'expression libre et naturelle de la vie nationale d'un grand peuple; comment il était obligé de sacrifier sa valeur si noble et sa véritable inspiration populaire, d'abord pour le service des caprices et du faste des princes et des aristocrates, ensuite au profit du commerce et des hypocrisies de la société moderne. Il est vrai que, avec la disparition de l'antique et inhumaine institution de l'esclavage et l'extension de l'idée chrétienne de l'égalité des hommes, le véritable Art vit s'ouvrir devant lui un plus noble et plus large domaine, dans lequel il pourrait, pour la première fois, avoir atteint son apogée en traduisant les idées de l'homme libre dans ses relations vraies et sans entraves de ce genre: mais une telle civilisation, fondée sur la liberté, n'est jamais venue pleinement à l'existence. L'homme moderne n'est un être ni libre ni consistant. Mille intérêts différents divisent sa vie changeante et la remplissent d'une perpétuelle inquiétude, et c'est seulement dans leur commun esclavage, sous l'empire des chimères et des nécessités sociales, que les hommes sont réellement égaux. Il n'y a qu'une grande révolution de l'humanité en général qui pourrait rendre possible la liberté de l'individu, et il n'y a qu'un mouvement révolutionnaire dans un tel sens, avec un tel motif, qui pourrait être salutaire et digne de l'Art véritable. Mais un tel Art, qui serait la plus haute expression d'une civilisation universelle et réellement humaine, ne pouvait être imaginable pour moi que dans la forme de cette grande création artistique qui représente la vie humaine à l'aide de tous les arts réunis ensemble, une œuvre comme la tragédie grecque[83-1]».
«Je cherchai à déduire de cet examen les principes d'une organisation politique des races humaines, qui, en corrigeant les imperfections de l'état antique, pût fonder un ordre de choses où les relations de l'Art et de la vie publique, telles qu'elles existaient à Athènes, renaîtraient, mais plus nobles, si cela est possible, et en tout cas plus durables[83-2]...»
Il n'est point nécessaire de suivre ici Wagner sur ce terrain, tout politique, qu'il ne tarda du reste guère à quitter lui-même, dégoûté[83-3]. Montrons plutôt comment Art et Révolution se lie à l'Œuvre d'Art de l'Avenir[83-4], son second écrit spéculatif; on devine déjà que le secret de l'Avenir, c'est au Passé que Wagner le demande[84-1]: ayant trouvé ce qui dut causer, «je me mis à chercher, résume-t-il, ce qui caractérise cette dissolution si regrettée du grand Art grec... Je fus frappé d'abord d'un fait singulier: c'est la séparation, l'isolement des différentes branches de l'Art réunies autrefois dans le Drame complet. Associés successivement, appelés à coopérer tous à un même résultat, les arts avaient fourni, par leur concours, le moyen de rendre intelligibles à un peuple assemblé les buts les plus élevés et les plus profonds de l'humanité; puis les différentes parties constituantes de l'Art s'étaient séparées, et désormais, au lieu d'être l'instituteur et l'inspirateur de la vie publique, l'Art n'était plus que l'agréable passe-temps de l'amateur; et, tandis que la multitude courait aux combats de gladiateurs ou de bêtes féroces dont on faisait l'amusement public, les plus délicats égayaient leur solitude en s'occupant des lettres ou de la peinture[84-2].»—«La division de l'Art en branches indépendantes et se développant séparément avait été un procédé qui, de proche en proche, avait rompu tout le système de l'ancien État, et ces branches isolées, bien que leurs destinations spéciales fussent portées au point de la virtuosité, ne pouvaient par elles-mêmes être capables d'atteindre l'importance de ce grand Art national disparu. Elles étaient devenues de plus en plus une serre chaude avec une forme d'un luxe distingué pour les connaisseurs, ou c'était tout au plus si, au début, elles pouvaient s'adresser au public comme un genre de distraction. Et le public n'y avait jamais reconnu la personnification de sa nature humaine générale ou nationale, mais plutôt un moyen de faire plus belle sa «culture» spéciale et artistique. Mais, d'un autre côté, il me semblait voir dans les branches les plus libres et les plus vigoureuses de ce système d'arts spéciaux, la poésie et la musique, une forte tendance à la réunion de leurs différents moyens d'expression dans une œuvre d'Art de la plus grande unité, qui représenterait l'homme dans le meilleur de son être et indépendant des temps et des modes[85-1]».—«Fort de l'autorité des plus éminents critiques, par exemple, des recherches d'un Lessing sur les limites de la peinture et de la poésie, je me crus en possession d'un résultat solide: c'est que chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance; que