«Possible?» Entendons-nous, d'abord: Wagner n'a jamais eu la prétention de nier—c'eût été nier l'évidence—qu'en Italie, surtout, l'opéra le fût, «possible». Dans la Lettre sur la Musique, il s'en est expliqué nettement: Sans doute, y peut-on lire en somme, sans doute l'opéra italien était devenu un genre à part, qui, n'ayant pas le moindre rapport[55-1] avec le Drame proprement dit, n'y gagnait guère d'avoir aucun rapport, d'ailleurs, à l'esprit de la Musique elle-même proprement dite; mais enfin la notion ne s'impose pas moins qu'en Italie, depuis la naissance de l'opéra, n'a cessé d'exister et de se perpétuer intégralement, jusqu'à nos jours, une pleine harmonie réciproque, originelle et nationale, entre les authentiques tendances des compositeurs indigènes[55-2] et les conditions de viabilité faites au genre par ses interprètes, par la nature de son public[55-3].—«Il en est de même en France», ajoute Richard Wagner; seulement ici le chanteur a vu, aussi bien que le compositeur, grandir sa tâche: la coopération du poète dramatique ayant acquis une importance beaucoup plus grande qu'en Italie[56-1]; bornons-nous à noter qu'un style s'était formé, grâce à l'hégémonie d'un théâtre français déterminé, le Grand-Opéra, central, modèle, tenu pour tel;—un style qui, peu à peu fixé, de plus en plus approprié au caractère de la nation, faisait authentiquement en France autorité pour presque tous, du librettiste au musicien, des interprètes aux spectateurs[56-2].
«En France..... En Italie.....»: mais quoi! Richard Wagner était-il Allemand, oui ou non? Que l'opéra fût «possible» en France, «possible» en Italie, «possible» où l'on voudra, qu'importait à Richard Wagner,—si cet où-l'on-voudra n'avait pour nom l'Allemagne? Ce n'était pas une contrefaçon d'œuvres italiennes ou françaises, pour des Italiens ou pour des Français,—c'était une œuvre allemande qu'il avait à créer, une œuvre allemande, pour des Allemands[57-1]. S'il eut au reste l'ambition d'impartir, à cette œuvre allemande, outre son authenticité patriotique et nationale, une signification humaine universelle, c'était plus que son droit, c'était son devoir d'Artiste; s'il y a réussi, c'est le fait de son génie; s'il y aurait pu réussir tout aussi bien par l'opéra, c'est ce que je ne discuterai ni ne rechercherai même,—puisque, par l'opéra ou par toute autre forme, à fins égales, l'essentiel était de réussir; puisque sans l'opéra Wagner a réussi; et puisqu'un tel succès, justifiant les moyens, rend oiseuse et caduque, au moins quant à Wagner, toute chicane relative au choix qu'il fit du Drame. J'observerai seulement que Wagner, étant donné son double but de patriote et d'homme-artiste, son idéal de vérité particulière et générale, n'aurait eu chance par l'opéra de se satisfaire qu'à condition; soit d'avoir trouvé l'opéra nationalisé en Allemagne; soit, s'il n'en était pas ainsi, d'en nationaliser la forme: car comment, sans être, d'abord, expressive du génie de la race, par laquelle seule l'artiste tient à l'humanité tout entière, comment une forme d'Art le serait-elle, expressive, de l'humaine, de l'ubiquitaire, de la sempiternelle Réalité psychique? Si l'Humanité même est un grand arbre en vie, dont chaque Race est un grand rameau, chaque Artiste une frémissante feuille, comment la feuille s'y prendrait-elle, sans l'intermédiaire du rameau, pour renvoyer au tronc, revivifiés en elle, les éléments vitaux que, sans cet intermédiaire, elle n'aurait pu s'assimiler? En langage moins métaphorique: puisque Wagner voulait impartir, à son œuvre, une valeur générale humaine; puisque allemande, italienne, française, une œuvre d'Art ne saurait avoir cette valeur qu'à condition d'être, avant tout, respectivement conforme au génie des Allemands, des Italiens ou des Français,—s'étonner, s'indigner que Wagner, artiste allemand, ait fini par juger impossible, en Allemagne, toute formule dramatique italienne ou française, ne serait-ce pas aussi sot qu'il le serait de s'indigner parce que Wagner, poète allemand, n'aurait pas appliqué, dans ses poèmes allemands, les règles des grammaires italienne ou française?
Telle est bien, en effet, la portée de la question que s'était posée Richard Wagner: «Possible» en Italie, non moins «possible» en France, l'opéra n'est-il pas impossible en Allemagne? Et lorsque, après avoir précédemment montré combien normale était, parmi les races latines, la situation faite aux auteurs d'opéras, lorsque j'aurai montré, ci-dessous, quelle devenait cette situation dans la patrie de Richard Wagner,—peut-être saisira-t-on mieux pourquoi ce problème de l'opéra, quelques suites internationales qu'en comportât la solution, ne pouvait se dresser alors, aussi impérieusement, que devant un auteur germanique[58-1].
Quand l'Allemagne reçut l'opéra, constate Wagner, c'était un produit étranger, qui, né en Italie, acclimaté en France, tendait et prétendait à s'imposer tel quel, tout développé, partout ailleurs: des princes d'Allemagne avaient appelé, pour les entretenir à leur cour, des troupes italiennes d'opéra, troupes flanquées de leurs compositeurs, ou plutôt de leurs fabricateurs d'airs sur commande pour virtuoses: les compositeurs germaniques étaient réduits, s'ils voulaient vivre, à ne hasarder sur la scène que des opéras italiens, non sans avoir été forcés d'en aller préalablement étudier, en Italie même, le mécanisme. Plus tard, les théâtres sommés durent, pour contenter leur public, joindre, à l'exécution de ces œuvres italiennes, celle d'autres opéras traduits, surtout français; lourdes imitations, plagiats mal déguisés, les tentatives locales n'avaient d'allemand que la langue; nul théâtre modèle ne put se former, nul style; ou plutôt, tous les styles coexistèrent partout (sauf un style national allemand) dans la plus complète anarchie: style français et style italien, copies allemandes de l'un et de l'autre, ceux-ci défigurés encore, soit par l'ineptie prosodique et littéraire des traductions, soit par l'insuffisance d'interprètes à tout faire, qu'on mettait à chanter coup sur coup, pour varier, sans étude et sans exercice, sujets comiques, sujets tragiques, les pièces les plus hétérogènes d'un répertoire d'importation[59-1]. Mais s'il en faut conclure, avec Richard Wagner, que «pour le musicien véritable et sérieux», en Allemagne, au point de vue allemand, «ce théâtre d'opéra n'existait pas[59-2]», en somme, est-ce à dire par là même qu'il n'«existait» non plus une Musique nationale allemande? Dieu merci! l'opéra n'est pas toute la Musique; il ne peut se passer d'elle, mais elle peut se passer de lui; et pour preuve: tandis que Mozart, artiste allemand, tandis que Glück, artiste allemand, créaient des opéras italiens et français, la Musique nationale allemande se développait, de Hændel à Sébastien Bach, de Bach à François-Joseph Haydn, de Haydn à Beethoven enfin, choralement, instrumentalement, conformément à des principes tout autres que ceux de l'opéra[60-1]. Il s'agissait de savoir si, parvenue d'elle-même à la perfection musicale dans tous les genres sauf l'opéra, l'Allemagne accepterait ensuite longtemps encore la tyrannie d'une pareille formule dramatique; et, forcée de s'avouer sa propre inaptitude, n'en attribuerait pas, un jour, la persistance, aux mêmes raisons que Richard Wagner: «Possible en Italie, non moins possible en France, l'opéra n'est-il pas impossible en Allemagne?» Ce jour-là, d'un semblable doute, un mouvement national naîtrait qui tout d'abord, passionnant la conscience publique, déterminerait une réaction. Réaction contre quoi? contre une forme étrangère. Mais en faveur de quoi? d'une forme allemande, sans doute! Et si cette forme allemande «n'existait pas»? Tant mieux: car il faudrait alors l'instaurer tout entière, et l'infériorité des artistes allemands, vis-à-vis des nations romanes, se métamorphoserait pour eux en avantage[60-2]; devenus rebelles au joug d'une forme exotique, et dont l'exotisme était encore sophistiqué, ne seraient-ils pas conduits