À la croisée du chemin, dans la fragile fraîcheur des saules, deux jeunes gens attendent, impatients.
Ils sont arrivés dans cet endroit mystique en suivant d’autres chercheurs de Dieu. Au fond de cette profonde dépression marquée par l’histoire, dans le vide laissé par les villes foudroyées du feu divin,1 l’éloignement du ciel semble plus douloureux et la nostalgie de s’en approcher étreint plus intensément.
De leur précaire observatoire les voyageurs aperçoivent, accroché à la dernière falaise du désert, le monastère que les Esséniens édifièrent là, face à la mer Morte, pour conserver à jamais les maudits effets du péché sous les yeux des moines et les en éloigner par leurs rites ascétiques.
Si André et son ami se décidaient à céder à de tentantes invitations, ils pourraient frapper à sa porte ce soir même et solliciter leur entrée dans la communauté. Un novice de leur âge au front sévère, au regard ardent, fièrement drapé dans sa tunique blanche, leur a récemment vanté les vertus purificatrices de la spiritualité monacale :
« La libération du mal passe par le retrait du monde. Il n’y a pas de salut possible en Israël. N’écoutez pas son clergé apostat : il vous trompe ! Nous les reclus sommes le reste fidèle, ceux qui vivent la sainteté qu’exige le jugement divin. Vos docteurs corrompus ne détiennent pas la vérité. Seul le Maître de Justice l’enseigne. Garder ses préceptes est l’unique chemin menant au royaume de Dieu.2
Le garçon paraissait très convaincu. Mais accède-t-on au royaume de Dieu rien qu’en renonçant au monde ? Fuir le danger n’est-il pas de la lâcheté ? Leurs amis zélotes avec lesquels ils se réunissaient parfois clandestinement leur affirmaient presque le contraire :
« Nous devons imposer et construire nous-mêmes le royaume de Dieu, si nécessaire en rompant le joug de l’oppresseur idolâtre. Nous devons lutter de toutes nos forces et de nos propres mains contre les ennemis de l’Éternel des armées, même jusqu’au sang si nous voulons que le Messie vienne nous libérer de Rome et de tous nos maux. »
Leurs amis zélotes étaient eux aussi très sincères, fanatiques et courageux jusqu’au sacrifice. L’un d’eux était récemment mort martyr, crucifié comme terroriste.
Qui suivre ? Quel est le chemin du salut ? Lutter à mort contre les adversaires de Dieu ou s’isoler du monde ? Voilà ce qui tourmentait l’esprit idéaliste des jeunes voyageurs.
« Sot dilemme ! Le ciel n’appartient qu’à Dieu. Pour les mortels, il n’y a de royaume que celui qu’ils se procurent. Le Tout-Puissant distribue bénédictions et châtiments dans cette vie parce qu’il n’y en a pas d’autre. Il récompense ou sanctionne sans que nous connaissions le pourquoi de ses décisions » répondaient avec morgue les Sadducéens.
Ce à quoi les pharisiens alléguaient :
« Grave hérésie ! La Torah indique très clairement la route à suivre : Dieu sauve celui qui observe sa loi. Au jugement dernier la justice divine se révélera inexorable à propos du comportement dans cette vie. Nos œuvres nous sauvent ou nous condamnent. Le Juge suprême décide si nos bonnes actions, nos prières, nos jeûnes et nos aumônes pèsent plus lourd dans la balance que nos péchés. »
Perplexes, les jeunes gens ne savent dans quelle direction s’engager. Voilà pourquoi ils sont venus de si loin jusqu’ici, au gué de Bethabara, poussés par leur confusion et leur soif d’absolu pour écouter en personne le nouveau prophète. Interpellés par son message, ils ont aussitôt répondu à son appel :
« Repentez-vous car le royaume des cieux s’approche. Que vos fruits prouvent la conversion de vos cœurs ! Laissez Dieu vous laver de votre passé par le baptême et renaissez à une nouvelle vie ! Seul Dieu peut nous sauver de nous-mêmes, nous transformer par sa puissance. Je vous baptise d’eau pour marquer la rupture avec votre passé. Or celui qui vient après moi vous immergera dans l’Esprit. »
Ils ont entendu ses propos de leurs propres oreilles : pour étancher leur soif spirituelle, les voyageurs doivent s’orienter vers un nouveau guide qui n’est pas le Baptiste.
« N’est-ce pas toi le Messie attendu ? avaient insisté ses opposants.3
- Non, je ne le suis pas. Je ne suis qu’une voix qui crie dans le désert pour lui préparer le chemin. Le maître qui vient sera votre guide. L’Agneau de Dieu annoncé, c’est lui ! Lui seul est capable de sauver le monde de ses péchés. »
La piste semble peu claire. Mais les voyageurs savent maintenant que la clé de ce qu’ils cherchent ne se trouve pas dans la plaine du Jourdain. Pas non plus dans les cellules de Qumram. Ni dans le temple de Jérusalem, ni dans les salles de classe des docteurs de la loi, ni dans les cercles des sicaires. Le sauveur promis indiquera la direction à suivre.
Soudain leur curiosité s’enflamme. Le prophète leur signale d’une main chétive un marcheur qui descend au loin le flanc de la montagne :
« Enfin, le voilà ! C’est lui ! Suivez-le où qu’il vous conduise. »
Un homme au visage anguleux brûlé par le soleil s’approche en sifflotant. C’est le maître à suivre. L’émotion exalte les jeunes gens qui s’élancent à sa rencontre.
Comme le pèlerin ne se sait pas attendu, il continue sa route.
Bien que son pas soit ferme, il ne semble pas pressé et les jeunes gens n’ont aucune peine à le rejoindre. Intimidés à son approche, ils n’osent lui adresser la parole. Ils lui emboitent le pas. Dès que le voyageur les remarque, il s’arrête en souriant et leur demande d’une voix grave mais accueillante :
« Que cherchez-vous ? »4
Surpris, incapables de formuler ce qu’ils cherchent, les jeunes hommes restent cois. Ils se sentent désorientés, inquiets, insatisfaits. Ils désirent trouver une voie qui donne sens à leur vie, qui les rende heureux. Ah ! S’ils pouvaient mettre des mots sur l’objet de leur quête !
Le Baptiste a donné au maître itinérant le titre « d’Agneau de Dieu ».5 Curieux… Serait-ce une clé ou un code secret destinés à éclairer un mystère ? Ils ne disposent pour le moment que de trop peu de données permettant de résoudre l’énigme. Un agneau de Dieu, si loin du temple, en marge des autels, étranger au cercle des prêtres et de leurs sacrifices ?
L’étrange voyageur, qui ne sent ni l’encens ni la fumée mais qui exhale les senteurs sauvages du thym et du romarin, répète sa question. Oh ! Rien à voir avec les rites, le clergé ou la théologie ! Elle les concerne, eux, leur vie, leur ici et leur maintenant :
« Que cherchez-vous ? »
Leur quête ne diffère pas fondamentalement de ce que d’autres jeunes gens sérieux cherchent à un moment donné de leur vie. En dehors de toute urgence immédiate, ils voudraient trouver ce qui leur manque réellement pour orienter leur existence insatisfaite : un guide fiable, une amitié durable, quelqu’un avec qui partager la vie, une vocation gratifiante, une foi, un projet qui fasse rêver.
« Que cherchez-vous ? » insiste le voyageur.
Puisqu’ils n’arrivent pas à visualiser ce qu’ils cherchent, ils s’en sortent par une autre question :
« Maître, où demeures-tu ? »
Maintenant qu’ils l’ont trouvé, il ne faut pas le perdre ! Ils doivent pouvoir le rencontrer quand ils en ont besoin. Leur question équivaut indirectement, peut-être même inconsciemment, à la réponse : « C’est peut-être toi que nous cherchons. » Parce que nous cherchons souvent quelque chose sans le savoir alors qu’en réalité nous avons besoin de Quelqu’un.
Les deux amis voudraient savoir où ils peuvent écouter les enseignements du nouveau rabbi recommandé par le Baptiste. Pour l’instant ils n’attendent rien,