Les cheveux encore humides du souvenir de la fraîcheur du fleuve, le jeune homme s’enfonce dans la solitude ardente de ce lieu maudit.1 De loin lui parviennent les hurlements des chacals fous de faim et de soif qui attendent la tombée de la nuit pour descendre dans la vallée afin d’y assouvir leurs instincts. Un rapace menaçant, peut-être un faucon, plane dans l’azur sans nuages en guettant sa proie.
Que peut donc bien chercher le voyageur là où l’on ne trouve presque rien ? Qu’ont cherché dans tant d’autres déserts tous ces explorateurs, aventuriers à haut risque ou mystiques illuminés, en se lançant en solitaire dans d’impensables traversées, soumettant leurs limites à l’épreuve du feu ? Peut-être quelque chose de plus que la fascination de l’inconnu et que les secrets de ses zones inexplorées. Car qu’on le veuille ou non, la solitude est aussi le lieu de la rencontre inévitable avec son propre monde intérieur, avec ses régions occultes aussi déroutantes et dangereuses que les recoins les plus reculés de notre planète. Le désert est le lieu inéluctable de la rencontre avec soi-même.
Mais encore. Celui qui ne craint pas de s’approcher de l’absolu, en quelque endroit et aussi éloigné soit-il, court le risque de rencontrer l’Omniprésent. Par conséquent le désert, ce milieu où personne ne distrait l’attention du chercheur et où rien ne peut éviter l’incontournable présence de l’infini, a toujours été le lieu choisi par ceux qui éprouvent l’impérieux besoin de se retirer du monde pour méditer ou prier.2
Le jeune baptisé cherche un lieu écarté où réfléchir sur ce qui vient de lui arriver au Jourdain.3 Une voix divine lui a parlé et il comprend que Dieu est en train de l’appeler à une tâche particulière. Mais la voix du ciel lui a seulement dit :
« Tu es mon fils bien-aimé ; je suis fier de toi. »4
Jésus a besoin d’entendre davantage la voix de son Père pour savoir ce qu’il attend de lui. Le moment est venu de découvrir en quoi va consister sa mission, de décider comment l’entreprendre.
Il a abandonné son foyer de Nazareth et sa famille ne le comprend pas. Depuis que ce charpentier rêveur s’est mis dans la tête de passer l’atelier à ses frères et a dit au revoir aux siens, sa mère ne cesse de pleurer. Aucun de ses parents ne le soutient. Quelques-uns le ridiculisent sans arrêt en le traitant d’illuminé, de fanatique ou de fou. Sans doute maintenant se réjouissent-ils de le perdre de vue.5 Personne n’est prophète en son pays, même pas lui…6
Il a besoin d’un milieu serein et calme pour réfléchir à sa vocation et comment assumer les risques qu’il devra affronter s’il désire suivre la voix du ciel. Ici, dans le silence du désert de Judée, il espère trouver l’inspiration qui lui permettra d’entendre dans le fond de son cœur la réponse de Dieu à ses multiples questions.
Néanmoins ce désert inhospitalier est un endroit redoutable sans eau ni nourriture, un repaire temporaire de bandits, un antre de fauves affamés et de vipères mortelles. Qui s’y risque sait qu’il devra faire face au danger sans aucune protection. Ce n’est pas pour rien que la plupart des mortels craignent la solitude et l’évitent à tout prix. Pire encore : un certain degré d’isolement devient insupportable pour celui qui a peur de son propre vide intérieur, pour celui qui a déjà pressenti des présences indésirables hantant le fond de son être. Et bien que ce ne soit pas son cas, Jésus n’ignore pas que ce désert soit pour beaucoup un endroit sinistre où l’on dit que rôdent les démons…
Mais quel réel danger peut-il y avoir dans le désert pour quelqu’un comme lui ? Le mal n’abonde-t-il pas davantage dans les villes ? Depuis les temps immémoriaux, il ne reste aucun paradis sur terre, même le plus inhabité, qui ne soit à l’abri du danger. Car nous sommes rarement en bonne compagnie quand nous nous trouvons totalement seuls… Que nous le voulions ou non, là nous guettent nos inévitables pensées et les incontournables exigences de notre corps.
Ce qui est redoutable dans le désert, c’est l’obligation d’assumer ce que nous sommes réellement. Sans aide extérieure. Sans pouvoir feindre ni nous échapper. Là les masques tombent : nous sommes véritablement nous-mêmes. Pour ceux qui se cherchent, le désert en tant que lieu de passage obligé est le lieu par excellence de l’épreuve. Parce que nous devons toujours prendre les décisions les plus difficiles dans le bastion isolé de notre solitude intérieure. Le désert est par conséquent un périlleux champ de bataille contre des ennemis invisibles.7
Le contraste entre cet endroit désolé et celui de sa dernière rencontre ne peut être plus violent. À l’instant sublime où Jésus se sent étreint par l’amour du Père dans la fraîcheur de l’eau au milieu du fleuve succède l’ardente solitude de ce lieu désertique. Quelques heures de marche ont suffi pour le faire passer de la communion avec Dieu à travers les cieux ouverts à la douloureuse sensation d’abandon. Et ce qui est pire, à la conviction absolue de la présence de l’ennemi à l’affût.
Jésus pressent qu’il n’est pas seul. Il devine la proximité des bêtes affamées et des esprits malins. Il est perdu entre l’infrahumain et le surhumain, sans aucune autre compagnie que sa vulnérable humanité et l’obscur monde des ombres.
Et cela pour quarante jours.8
Quarante jours à se débattre dans le doute sans pouvoir communiquer avec quiconque, désemparé, pris en étau entre une terre dure, impitoyable, et un ciel de plomb infiniment lointain…
Alors que son abandon ne lui en semble que plus blessant, qu’il craint de défaillir d’inanition et de chavirer d’angoisse, alors qu’il est au bord du délire, quelqu’un s’approche. Le texte biblique donne à cet intrus le nom générique de peiradson, « le tentateur ». Cependant Jésus ne sait pas encore qui il est. Il se rendra pourtant vite compte qu’il est guetté par son pire ennemi.
Mais comment quelqu’un d’aussi spirituel que Jésus peut-il être tenté ? Quelqu’un qui cherche comme lui la communion avec Dieu ne devrait pas encourir ce risque…
Complètement faux.
Dans ce monde, le chemin du croyant passe nécessairement une fois ou l’autre par le désert de la tentation. Être tenté est le prix à payer pour être libre, pour pouvoir choisir entre diverses possibilités et courir le risque de se tromper. Cette liberté et ce risque sont le propre de la nature humaine.9
Comme pour Adam et Ève en Éden, comme pour les Israélites pendant l’Exode, comme pour chacun d’entre nous aujourd’hui, assumer la condition humaine signifie nécessairement pour Jésus devoir affronter des décisions qui masquent souvent des risques menaçants. C’est dans notre être intime, au sein de notre libre arbitre que les forces du mal attaquent avec le plus de perfidie. Comment donc s’y prendre ?
Maintenant que ce jeune idéaliste plus généreux qu’aucun autre cherche des réponses divines à ses inquiétudes humaines, maintenant qu’il vient de répondre à l’appel de Dieu en se remettant pleinement à sa volonté, en faisant des plans concrets pour lui consacrer sa vie, il se retrouve seul, abandonné dans l’angoissant désert de l’épreuve. Son âme torturée par le doute s’interroge :
« Serait-ce que Dieu est en train de me dire que je me trompe ? »
L’expérience personnelle lui apprendra finalement que « personne n’abandonne les rangs du mal pour entrer au service de Dieu sans devenir l’objet des attaques de Satan. »10 Y compris lui. Mieux encore. Lui plus que personne. 11
Le Tentateur, le très perfide et astucieux peiradson, ne va pas se laisser démasquer facilement. Il sait qu’il a bien plus de chances de convaincre quelqu’un s’il confère à la tentation l’aspect d’une urgence. Sa tactique sournoise a atteint son summum grâce à une pratique de plusieurs millénaires. De sa voix angélique susurrante presque inaudible, il insinue dans