Jésus sait très bien comment l’ennemi a procédé avec les hommes, comment il nous a fait tomber dans ses filets et nous a éloignés de Dieu : en recourant à l’astuce, à la tromperie, à la séduction, à l’argent, au plaisir, à la pression, à la violence, à n’importe quoi qui lui permette de s’imposer à notre volonté.
Satan est en effet le maître provisoire du monde dans le sens où tous les êtres humains se placent inconsciemment sous son autorité en succombant d’une façon ou d’une autre à sa volonté. Jésus vient instaurer le royaume de Dieu, tenter d’obtenir que le bien règne à nouveau dans ce monde et en chacun de nous. Il sait que nous gagner à Dieu en faisant appel au libre arbitre individuel, en frappant à la porte de chaque cœur, exigera de lui beaucoup d’efforts et qu’il ne pourra finalement pas tous nous gagner à sa cause. Et s’il nous obligeait tous à aimer, mettant fin d’un seul coup à la tragédie humaine ? Dieu ne veut-il pas le salut de tous ? 20
Bien sûr ! Mais pour ce faire il faudrait outrepasser la liberté humaine, utiliser la force du pouvoir divin. Le faire serait possible mais transgresserait l’éthique du Créateur qui ne veut que des sujets libres. Ce serait succomber aux méthodes de Satan, lui donner raison. Reconnaître l’échec du projet divin. Justifier les accusations du diable. Se soumettre à lui. Ce qui équivaudrait à l’adorer.21
Jésus décèle la sournoiserie et lui répond :
« Je n’adore que Dieu et le sers lui seul. »
La troisième grande tentation de Jésus est celle à laquelle nous sommes tous confrontés lorsque nous nous disons :
« Obtiens ce que tu veux coûte que coûte. La fin justifie les moyens. »22
Les trois tentations du désert ont pour but d’écarter Jésus de la volonté divine. Comment ? En recourant à sa divinité au profit de son humanité.
Or le récit de ces moments décisifs de la vie de Christ montre clairement en quoi consiste réellement la tentation : pour lui comme pour nous, c’est lutter contre le dangereux désir d’exercer notre liberté en marge de la volonté divine.23 Nous pouvons résister ou succomber à ce défi. Cependant souhaiter ce qui ne convient pas tout comme être tenté n’est pas encore tomber. Pécher serait se laisser fasciner par le désir dans un jeu de claudication ayant tous les ingrédients de la séduction érotique : chacun est tenté lorsqu’il est séduit par ses propres désirs.24
Toute tentation comporte certains des éléments suivants : une impérieuse impulsion qui s’impose à la raison, des envies irrésistibles de voir se réaliser quelque chose d’illégitime ou vouloir à tout prix imposer sa propre volonté.25 Nous n’avons pas besoin de chercher des occasions : elles se présentent toutes seules. Nous sommes en guerre avec le pire de nous-mêmes dans un monde corrompu et notre vie quotidienne se déroule au sein du plus grand des conflits.26
Jésus fut tenté comme le sont les meilleurs croyants,27 comme un simple mortel éprouvé et sensible.28 Mais il a vaincu la tentation en se souvenant qu’il était aussi fils de Dieu et que celui-ci ne le laisserait jamais y succomber s’il recherchait son aide.29
Rien ne vient mieux à bout de la tentation que la décision de se réfugier en Dieu.30 Parce qu’en fin de compte il s’agit de choisir entre sa volonté et la nôtre derrière laquelle le diable se camoufle.
Une fois ce moment décisif dépassé, épuisé, au bord de l’abîme, Jésus savoure l’incomparable félicité de la victoire sur la tentation. Éphémère, momentanée, comme toutes les nôtres,31 sans témoins mais héroïque.
Ayant vaincu les assauts de l’ennemi en s’accrochant à Dieu, le Maître sort fortifié de l’épreuve. Le voici maintenant plus apte à surmonter ses prochaines attaques.32
L’ennemi a fui. Maintenant l’on peut entendre la quiétude du désert dans toute sa profondeur. Pas la quiétude qui précède la tempête ni celle qui règne quand tout est terminé, mais une quiétude qui en couvre une autre encore plus profonde : celle de l’âme en paix.
Jésus abandonne le désert. Il passe son sac à dos aux épaules et se met en chemin vers d’autres luttes. Il a déjà décidé qu’il sera un maître et qu’il dédiera sa vie à enseigner aux mortels, un par un, l’art difficile de survivre dans un monde assiégé.
Pour mener à bien son plan, il sait qu’il devra affronter de nouveaux dangers.
Ce qu’il ignore encore, c’est que ses premiers disciples l’attendent.
1 . Dans le monde biblique, les déserts sont des lieux propices à des rencontres transcendantes. De grands chefs spirituels tels que Moïse et Élie y passèrent quelques-uns des moments les plus décisifs de leur vie. Au cours de l’histoire, des milliers d’hommes et de femmes ont suivi leur exemple et renoncé au monde en cherchant dans la vie à l’écart l’illumination spirituelle ou la communication avec le ciel.
2 . Jésus avait l’habitude de se retirer dans des lieux déserts pour prier, parfois même la nuit (Matthieu 14.23 ; Marc 6.46 ; Luc 6.12, 9.28).
3 . Voir R. Badenas, Rencontres avec le Christ, Dammarie-les-Lys : Vie et Santé, 1997, p. 16-29.
4 . Marc 1.11 ; Matthieu 3.17 ; Luc 3.22.
5 . Marc 3.20-21 ; 6.4 ; Jean 7.5.
6 . Luc 4.24 ; Matthieu 13.47.
7 . Voir par exemple le cas du prophète Élie (1 Rois 19.4).
8 . Ces quarante jours dans le désert rappellent d’autres quarantaines bibliques, toujours vécues comme des périodes d’épreuve : les quarante ans d’exode du peuple d’Israël au désert qui, de l’esclavage en Égypte, le conduisirent à la Terre promise ; les quarante jours que Moïse passa à attendre sur le Sinaï avant de recevoir la révélation de la loi divine (Exode 34.28) ; ou les quarante jours durant lesquels Élie se réfugia dans le désert jusqu’à ce qu’il recouvre la force nécessaire pour affronter la colère de la reine Jézabel (1 Rois 19.8).
9 . G. Stéveny, À la découverte du Christ, Dammarie-les-Lys : Vie et Santé, 1991, p. 91.
10 . E. G. White, Jésus-Christ, Dammarie-les-Lys : Signes des Temps, 1975, p. 97.
11 . Le récit des tentations de Jésus dans le désert se trouve dans les évangiles de Matthieu (4.1-11), Marc (1.12-13) et Luc (1.1-13). Mais seuls Matthieu et Luc les décrivent en détail, bien que ce dernier inverse l’ordre des deux dernières épreuves. Nous suivons ici Matthieu parce que celui-ci fut un témoin direct de Jésus et que son récit les présente dans un ordre clairement progressif.
12 . « C’est la manière dont Jésus manifeste sa dépendance absolue à l’égard de son Père » (J. D. Robert, « Jeûne » dans Vocabulaire Biblique, éditeurs J.-J.